Caroline de Lichtfield


[Son refus et son assentiment: un échange des lettres, Volume I, pp. 49 - 56]

[49] On devoit retourner le soir à Berlin, installer la jeune comtesse dans son nouvel hôtel, et l'on parloit déjà de repartir, lorsque, saisissant le moment où son époux étoit seul dans une embrassure de fenêtre, elle s'approcha de lui, lui présenta un papier, le suppliant de le lire avec indulgence, et passa dans un cabinet voisin, où elle lui dit qu'elle attendroit sa réponse et ses ordres. Surpris autant qu'on peut l'être, le comte ouvrit promptement le papier, et lut ce qui suit:

"J'ai obéi, monsieur le comte, aux ordres absolus de mon père et de mon roi. Ils ont voulu me donner à vous, je vous appartiens donc à présent. Je suis à vous, uniquement à vous, je ne reconnois plus d'autre maître. C'est à vous seul à disposer [50] actuellement de mon sort, et c'est de vous que j'ose attendre de la bonté, de l'indulgence, de la générosité. Oui, c'est à celui qui vient de jurer de me rendre heureuse, que je eux demander sans crainte ce qui peut assurer mon bonheur, et sans doute le sien. Oh! M. le comte! vous ne savez pas, vous ne pouvez imaginer combien la petite fille à qui vous venez de donner votre main et votre nom, en est peu digne encore! combien elle est enfant, peu raisonnable! combien elle a besoin de passer quelques années de plus dans la retraite, auprès de l'amie respectable qui lui servit de mère! "Consentez, oh! consentez de grâce, que je retourne ce soir même à Rindaw, et que j'attende là que ma raison ait fait assez de progrès pour me soumettre sans mouri aux liens que j'ai "formés. Votre consentement me pénétrera de la plus vive reconsance [sic: reconnaissance]; il avancera peut-être cette époque. Un refus, au contraire . . . [51] Soyez sûr qu'un refus vous priveroit également et pour "jamais de la malheureuse Caroline.

"Je sens fort bien tous les reproches que vous pouvez me faire. Cette lettre auroit dû vous parvenir plus tôt; mais en vous confiant ma résolution avant notre union, je risquois la vie de mon père: à présent je ne risque plus que la mienne. Il m'a juré qu'il n'auroit pas soutenu sa disgrâce; elle étoit sûre si je ne devenois pas votre épouse. Hé bien, je la suis; le roi doit être content. J'ose encore attendre de vous quil ne rendra pas mon père responsable de ma résolution, si elle lui déplaît. Ah! ce n'est pas au roi à se plaindre de son zèle et de son dévouement. Je ne m'en plaindrai pas non plus, si vous consentez à ce que je vous demande."

Cette lettre, écrite et déchirée plus de trente fois pendant les huit jours précédens, avoit été finie telle qu'on vient de la lire, le matin même, avant le départ.

[52] Si jamais un homme fut frappé d'étonnement, ce fut le comte de Walstein; il ne pouvoit en croire ses yeux. Quoi! cette enfant si tiide en apparence, et qui lui a paru si soumise, ose avoir une volonté, et l'annoncer avec cette fermeté et ce courage! Il relut ce billet une seconde fois, et la plus tendre pitié succéda bientôt à la surprise. Il vit alors qu'elle avoit été sacrifiée au despotisme du roi et à l'ambition de son père, et il se reprocha mortellement d'en avoir été la cause et l'objet.

Quoiqu'on se fasse toujours un peu d'illusion sur sa figure, et que le comte n'en fût peut-être pas plus exempt qu'un autre, il se rendoit cependant assez de justice pour n'avoir jamais imaginé qu'on pût l'épouser par goût: mais du moins il avoit cru, sur les assurances les plus positives du chambellan, et sur la résignation apparente de Caroline, que c'étoit sans répugnance, et surtout sans contrainte.

L'instant où il apprit qu'il s'étoit [53] trompé, ou plutôt qu'on l'avoit trompé, fut sans doute affreux pour lui. Mais il ne balança pas une minute sur le parti qu'il avoit à prendre; et voulant commencer par rassurer Caroline, il écrivit avec un crayon, dans l'enveloppe de son billet:

"Intéressante et malheureuse victime de l'obéissance, vous allez être obéie à votre tour. Je cours obtenir du roi ce que vous me demandez, et réparer autant qu'il est possible une tyrannie dont je suis la cause sans en être complice. Si j'étois refusé, fiez-vous alors à moi seul du soin de vous rendre cette liberté qu'on vous a si cruellement ravie. Je sens tout le prix de votre confiance en moi, et je saurai la mériter en vous sacrifiant tout mon bonheur: heureux encore si ce sacrifice me rend moins odieux à celle qui en est l'objet!"

Il entr'ouvrit la porte du cabinet où Caroline s'étoit retirée, attendant la vie ou la mort. Il lui tendit son petit [54] écrit, qu'elle reçut en tremblant, comme l'arrêt de son sort, et disparut à l'instant même.

Elle le lut avec saisissement; et pendant un moment elle en fut si touchée, si reconnoissante, qu'elle auroit presque voulu rappeler le comte. Mais, malheureusement pour lui, en jetant les yeux sur la croisée, elle le vit se promener dans les jardins avec le roi. La promenade et le grand jour ne lui étoient pas aussi favorables que la lecture de ses billets: les bonnes dispositions de Caroline s'évanouirent à l'instant. Elle se sentit un plus vif désir que jamais de retourner dans sa retraite; elle pensa d'ailleurs qu'il étoit trop tard, qu'elle en avoit trop fait pour ne pas achever, qu'elle passeroit pour capricieuse, inconséquente. Tout en réfléchissant et regardant le comte, son petit billet se rouloit dans ses doigts, et s'effaçoit avec l'impression qu'il avoit produite.

Pendant ce temps-là, son généreux époux usoit de tout son ascendant sur [55] l'esprit du roi pour l'engager à consentir aux volontés de Caroline. Il lui montra sa lettre. Au lieu de l'irriter, le style et la fermeté de cette jeune femme intéressèrent le monarque.

Il y a de l'énergie dans ce caractère, dit-il en la finissant; et fixant le comte en la lui rendant, il ne put s'empêcher de convenir en lui-même que son favori n'étoit véritablement pas fait pour être celui d'une beauté de quinze ans.

C'étoit s'en aviser un peu tard; mais ce moment fut si favorable à Caroline, qu'il ajouta tout de suite: Allons, mon ami, passons-lui cette fantaisie. C'est un enfant qu'il faut ménager, et que l'ennui nous ramènera bientôt. Sa fortune est à vous; c'est l'essentiel: on vit toujours assez avec sa femme.

En conséquence de cet arrêt, le grand chambellan fut appelé. Le nouveau projet lui fut communiqué; on lui montra la lettre de sa fille, et le tout le mit fort en colère. Retenu cependant par la présence de son maître, il renferma [56] son dépit avec soin, et se contenta de hasarder quelques objections. Le roi, qui l'avoit toujours vu de son avis, ne trouva pas bon q''il voulût même essayer d'en avoir un autre; il lui témoigna son mécontentement. Le chambellan effrayé et s'inclinant profondément, le supplia de lui pardonner, et de disposer de sa fille à son gré.


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Page Last Updated 9 January 2003