Caroline de Lichtfield


[Le réveil, Volume I, pp. 151 - 163]

[151] Cette journée du lendemain, la première, depuis plus de deux mois, qu'on avoit passée sans voir Lindorf, leur parut longue à toutes les deux. La bonne chanoinesse l'aimoit au point, que, sans son amitié pour Caroline, qui dominoit cependant toujours, il n'auroit, je pense, tenu qu'à lui de remplacer entièrement le chambellan dans son coeur; elle assuroit du moins qu'il le lui rappeloit à chaque instant, tel qu'il étoit dans le temps de leurs amours. -- "Mon père a donc bien changé? disoit Caroline. -- Hélas! oui, mon enfant. Tell que tu le vois, il étoit charmant, et il m'aimoit à l'idolâtrie . . . Si ta mère n'avoit pas été aussi riche . . . jamais, j'en suis sûre, il ne m'auroit abandonnée. Mais ce cher chambellan étoit un peu trop ambitieux. -- Ah! pensa Caroline avec douleur, il n'a donc pas changé; et sa pauvre fille aussi est la victime de cette [152] cruelle ambition à laquelle il a toujours sacrifié."

Cette conversation, ce triste retour sur elle-même, l'amenèrent tout naturellement à penser au comte et à son union avec lui. L'absence de Lindorf, la certitude de ne pas le voir de toute la journée, avoient disposé dès le matin son âme à l'abattement et à la langueur. Elle alla promener le soir son ennui et sa mélancolie dans les jardins, où ses sombres idées la suivirent et l'accompagnèrent; celle du comte surtout la tourmentoit. Malgré tous ses efforts pour l'éloigner et s'occuper d'autre chose, elle y revenoit toujours. Quelques feuilles des arbres déjà jaunes et tombées lui rappelèrent que l'automne approchoit; et son coeur se serra douloureusement; un poids énorme sembloit l'accabler.

Quoi! le voilà déjà passé cet été, le plus beau, le plus heureux de ma vie? Il s'est écoulé comme un instant, et il ne reviendra plus; non, il n'y [153] aura plus de bonheur pour Caroline. Voilà déjà l'automne; et si mon père alloit revenir et m'arracher de ces lieux chéris, me séparer de ma bonne maman; et si ce comte vouloit . . . Et toi, cher Clindorf, mon frère, mon ami, mon unique ami, il faudroit donc ne plus te revoir . . . Ah! pauvre Caroline, pourquoi l'as-tu connu, puisqu'il falloit t'en séparer?

C'étoit la première fois qu'elle faisoit cette réflexion. Elle lui parut bien cruelle, et l'affecta au point qu'insensiblement elle absorba toutes les autres.

En rêvant profondément à cette séparation qu'elle redoutoit si fort, elle se trouva devant la petite porte à côté du pavillon. Elle étoit ouverte; et Caroline fut tentée de profiter de ce jour de solitude, pour aller se promener dans un bois qu'elle voyoit en face, de l'autre côté du chemin. Depuis long-temps elle en avoit l'envie; mais il ne convenoit pas de s'éloigner trop du château avec le baron. Elle étoit seule ce jour-là; il n'y avoit rien à dire: c'étoit le vrai moment de satisfaire sa fantaisie, et d'aller rêver dans un bois. Elle y parvint bientôt, et en y entrant elle se sentit véritablement émue du spectacle qui s'offroit à ses yeux étonnés. La soirée étoit superbe; les derniers rayons du soleil couchant, étincelans d'or et de pourpre, coloroient l'horizon, et répandoient des flots de lumière qui perçoient à travers l'épais feuillage des chênes antiques, élancés jusqu'aux nues. Les oiseaux faisoient entendre de tous côtés leurs chants du soir, et le grillon son petit gazouillement doux et monotone.

Oh! si jamais un être vraiment sensible n'est entré dans un bois avec indifférence, quelle impression dut-il produire sur un jeune coeur exalté par un sentiment vif et tendre! Caroline, d'ailleurs, n'étoit presque point sortie de l'enceinte du château. Accoutumée [155] aux petits arbres de ses petits bosquets, elle se voyoit seule, pour la première fois de sa vie, sous ces dômes sombres et majestueux élevés par la nature; et sa disposition actuelle à la mélancolie ajoutoit encore à l'émotion qu'elle éprouvoit.

Elle prit au hasard la première route qui s'offroit à elle, et qui paroissoit traverser le bois dans sa longueur. Elle la suivit long-temps sans s'en apercevoir. Enfin quelque bruit la tirant tout à coup de la profonde rêverie où elle étoit plongée, elle lève les yeux, et se voit avec surprise en face et presque dans l'avenue d'un grand et beau château. Elle n'eut pas le temps de faire beaucoup de réflexions sur ceux à qui il pouvoit appartenir . . Lindorf paroit dans cette avenue; il a déjà vu Caroline; il a déjà franchi d'un saut le petit mur qui les séparoit; il est déjà près d'elle, et lui témoigne plus par ses regards que par ses paroles et son étonnement, [156] et sa joie de la trouver presque dans sa demeure.

Caroline, confuse, interdite, rougissoit jusqu'au blanc des yeux, n'osoit les lever sur Lindorf, et disoit en balbutiant qu'elle s'étoit égarée, qu'elle ignoroit absolument . . . qu'elle croyoit Risberg d'un tout autre côté. Lindorf eut tout-à-fait l'air de la croire; et, loin de la presser de s'arrêter plus long-temps, loin de lui offrir de se reposer dans ses jardins, il eut la délicatesse de lui dire qu'il alloit tout de suite la reconduire à Rindaw, et que, pour varier sa promenade, ils prendroient un autre chemin encore plus agréable. Sans doute qu'il entendoit par ce mot le chemin le plus long: celui-ci l'étoit du double. Caroline ne put s'empêcher de le remarquer , en s'appuyant sur un bras qu'elle avoit d'abord refusé, et que la fatigue l'obligea de prendre. "Ce chemin, dit-elle, est bien plus long que celui du bois. [157] -- Il est vrai; c'est un détour. Pardon; j'ai voulu vous faire faire une fois ce que je fais tous les jours. -- Comment? -- Oui, quand je vais à Rindaw, je passe toujours par le chemin du bois, et quand je reviens chez moi, je prends toujours celiu-ci. Caroline rougit et ne répondit rien. Soit que ce fût une suite de ses réflexions de la journée, ou de l'embarras qu'elle avoit éprouvé en se trouvant chez lui, la présence de Lindorf n'avoit point eu cette fois son effet accoutumé. Loin de dissiper sa tristesse, elle l'avoit augmentée; des larmes rouloient dans ses yeux; elle sentoit que si elle eût dit un seul mot, elles auroient inondé ses joues.

Lindorf, au contraire, avoit d'abord paru plus content qu'à l'ordinaire. La joie le plus pure étoit répandue sur sa physionomie; elle animoit tous ses traits, toutes ses expressions. Il lui parloit avec feu de la beauté de la campagne, du délice d'y vivre auprès de l'objet qui nous intéresse, etc. Elle [158] répondit à peine par quelques monosyllabes; et son coeur étoit toujours plus oppressé. Son abattement frappa Lindorf. Il se tut, et l'observa avec des regards où se peignoient alternativement le doute, la crainte, la tendresse et l'espérance. Il sembloit avoir à dire quelque chose qu'il n'osoit prononcer. La lune s'étoit levée; sa douce lumière éclairoit leur marche silenceuse, et ajoutoit encore à leur émotion mutuelle. Enfin Caroline ayant pris sur elle de prononcer quelques mots, lui demanda s'il avoit reçu les lettres qu'il attendoit avec tant d'impatience. -- Ces lettres, répondit Lindorf avec un ton passioné . . . O Caroline! vous ne savez pas, vous n'imaginez pas à quel point elles pouvoient influer sur mon bonheur . . . Demain matin j'irai, je vous les communiquerai. Chère Caroline, tendre amie de mon coeur, vous lirez enfin dans ce coeur qui brûle de s'ouvrir entièrement à vous . . . Vous saurez tout ce que je pense, tout ce [159] que je sens; et cet entretien que je vous demande, décidera du sort de toute ma vie.

Ces mots, et plus encore le ton dont ils étoient prononcés, effrayèrent Caroline, et sans doute achevèrent de déchirer le voile qui déjà commençoit à s'entr'ouvrir. Sans avoir la force de répondre un seul mot, elle eut celle de dégager son bras qu'il pressoit avec ardeur; et se trouvant précisément alors devant la petite porte de son bosquet, elle y entra avec précipitation, en lui disant d'une voix étouffée: Adieu, Lindorf, à demain. Et moi aussi je vous parlerai, je vous apprendrai . . . Vous saurez . . .

Alors elle n'y put tenir plus long-temps. Sa tête se pencha sur son sein; ses larmes, trop long-temps retenues, coulèrent en abondance; un tremblement universel la força de s'asseoir sur un banc que se trouvoit derrière elle. Et Lindorf . . . Lindorf l'a suivie; il est à ses [160] pieds; il presse avec transport ses deux mains qu'il couvre de baisers, et que'elle ne songe point à retirer; il ose même la serrer dans ses bras; et la tête de Caroline se penche sur son épaule. O ma bien aimée! lui disoit-il, laisse-moi les essuyer ces précieuses larmes, qui sont le gage de on bonheur . . . Fille adorée, calme-toi, rassure-toi; c'est ton ami, ton amant, et bientôt ton époux qui t'en conjure. Ce mot terrible rappela Caroline à elle-même et à ses devoirs. Elle se leva avec effroi, le repoussa loin d'elle, voulut parler, ne put articuler un seul mot; et frémissant du danger qu'elle avoit couru, elle sentit que dans ce moment la fuite étoit le seul parti qu'elle eût à prendre. Se dégageant donc avec effort des bras de Lindorf qui vouloit la retenir, elle s'échappa, et courut se renfermer dans son appartement. Elle se jeta sur le premier siége qu'elle trouva, et fut assez mal pendant quelques instans, [161] pour perdre toutes ses idées. Cet état ne dura pas long-temps, et celui qui le suivit fut bien plus affreux.

Heureusement pour elle son amie s'étoit mise au lit avant le souper, ce qui lui arrivoit quelquefois, et dormoit profondément. Elle fut donc dispensée de paroître; et pour être plus libre encore de se livrer à la douleur sans témoins, elle prit le parti de se coucher aussi et de renvoyer sa femme de chambre.

Dès qu'elle put réfléchir, non pas de sang froid, mais avec un peu plus de calme à sa situation actuelle, elle sentit qu'il falloit au plutôt instruire Lindorf qu'elle n'étoit plus libre, et se condamner à ne plus le revoir. L'arrêt étoit bien dur; la vertu le prononça, mais le coeur en gémit. Il n'étoit plus possible à Caroline de se faire la moindre illusion sur la nature de ses sentimens. C'étoit l'amour dans toute sa force, et d'autant plus violent, qu'il se faisoit connoître par les traits les plus aigus [162] de la douleur. Si son désespoir en augmenta, elle n'en fut que plus confirmée dans la résolution qu'elle venoit de prendre. Le danger étoit trop pressant pour balancer un instant . . .

Mais comment lui faire cette terrible confidence? La scène de la veille étoit trop présente à son esprit pour risquer de la renouveler. Elle sentoit qu'il lui seroit impossible de le voir, de lui parler, de lui dire elle-même: Séparons-nous pour toujours. Une lettre étoit donc le seul moyen; elle s'en occupa toute la nuit. Elle n'étoit pas facile à composer cette letttre; chaque expression, chaque phrase lui paroissoit ou trop froit ou de trop tendre. Enfin, quand elle eut trouvé à peu près le tour qu'elle vouloit lui donner, elle s'impatienta que le jour parût pour l'écrire. Elle ouvroit à chaque instant ses rideaux; et dès qu'elle aperçut les premiers rayons de l'aurore, elle sortit de son lit, passa une robe, et voulut commencer sa pénible tâche. Mais on sait [163] que tous ses meubles avoient insensiblement pris le chemin du pavillon; son secrétaire y avoit passé comme tout le reste. Elle ne trouva pas dans sa chambre de quoi tracer un seul mot. Il fallut prendre patience, attendre que les gens du château fussent levés et eussent ouvert les portes. Comme aucun d'eux n'avoit d'amant à congédier, ils dormirent encore une bonne heure. Caroline passa à sa fenêtre.


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Page Last Updated 9 January 2003