[Les correspondances du Comte de Walstein, Volume II, pp. 40 - 53] [40] Le comte, en me quittant, m'avoit promis de m'écrire aussi souvent que ses occupations pourroient le lui permettre. [41] Tout entier aux devoirs de son état, il lui restoit peu de temps à donner à des correspondances de plaisir ou d'amitié. Cependant, quelque temps après son arrivée à Saint-Pétersbourg, je reçus de lui les lettres que je joins à ce paquet. Lisez-les, Caroline, vous les trouverez numérotées dans leur ordre: votre époux s'y peint lui-même, mieux que je ne pourrois le faire . . . " Caroline prit les lettres, chercha le No I, et l'ouvrit promptement. L'écriture lui rappela d'abord ce petit billet au crayon, le seul qu'elle eût reçu de sa vie, dont l'impression avoit été si vive et si courte: elle sentit aussi l'aiguillon déchirant du remords. Pendant quelques momens ses larmes l'empêchèrent de rien distinguer; enfin elle put lire. La lettre étoit datée de Pétersbourg, d'un an environ avant son mariage; elle contenoit ce qui suit: [42] No. I"Une lettre que je reçus hier de Matilde m'a confirmé ce que je soupçonnois déjà depuis long-temps. Vous êtes aimé, mon cher Lindorf. Cette âme pure et naïve, étonnée elle-même du nouveau sentiment qui l'agite, n'a pas su le cacher aux yeux clairvoyans de l'amitié fraternelle. Chaque phrase, chaque mot de sa lettre décèlent son secret, et je ne crois pas la trahir ne le confiant à son époux . . . Oui, son époux, cher Lindorf . . . En vain votre délicatesse s'en défendroit plus long-temps; elle doit céder à tout ce que je vais vous dire, ou plutôt vous répéter. J'ai beaucoup réfléchi à notre dernière conversation. Parce que vous n'aimez [43] pas encore ma soeur avec ces transports, cette ardeur dévorante que vous ressentiez pour Louise, vous ne vous croyez pas digne d'elle, et vous en concluez que vous n'aimerez jamais! Cependant vous avouez, et je le crois, que vous avez la plus tendre amitié pour Matilde, et qu'elle est même en ce moment, non-seulement la femme que vous préférez, mais la seule qui vous intéresse . . . Ah! mon cher ami, que faut-il de plus pour le bonheur? Un sentiment si doux laisse-t-il quelque chose à désirer? Et quand vous y joindrez encore la reconnoissance de tous ceux qu'elle aura pour vous, craignez-vous de ne pas l'aimer assez pour la rendre la plus heureuse des femmes? Ah! je crois son bonheur bien plus assuré que par une passion violente, qui se consume bientôt dans ses propres flammes, et ne laisse que du vide et des regrets. Depuis que je m'occupe de cette union, qui seroit, [44] je l'avoue, un des plus grands plaisirs de ma vie, j'ai étudié avec plus de soin que vous ne le pensez le caractère de Matilde et le vôtre. Chaque remarque que j'ai faite m'a confirmé dans mon idée, et convaincu que vous étiez nés l'un pour l'autre . . . Sans être belle comme Louise, ou comme beaucoup d'autres femmes, ma soeur a dans la figure ce je ne sais quoi qui plaît tous les jours davantage, parce qu'il développe toujours quelque grâce nouvelle, quelque agrément de plus, et qu'il consiste dans le jeu varié d'une physionomie animée, plus que dans la régularité des traits, qui finit toujours par fatiguer. Vous me direz peut- être qu'elle n'est pas sensible, et que vous l'êtes à l'excès. Je vais bien vous surprendre, mon cher Lindorf, et peut-être vous fâcher; mais je crois . . . oui, en vérité, je crois Matilde pour le moins aussi sensible que mon jeune ami. Sous [45] cette apparente légèreté de l'enfance, j'ai su démêler lâme la plus tendre, la plus capable de s'attacher fortement. Déjà, vous le voyez, la petite insensible a fort bien su vous apprécier. Elle saura vous aimer; jamais vous n'aurez à vous plaindre de son coeur. Son esprit a tout ce qu'il faut aussi pour plaire au vôtre et pour vous fixer. Son aimable vivacité, sa gaîté soutenue, ses talens vous préserveront de l'ennui, le plus cruel fléau du bonheur conjugal. Sa bonté, sa douceur, adouciront cette fougue naturelle qui vous emporte si souvent malgré vous-même au déla des bornes de la modération, et dont au reste vous m'avez paru bien corrigé . . . Je vous entends, mon cher Lindorf; je sais d'avance ce que vous allez me dire: Voilà la certitude de mon bonheur, il est vrai; mais celui de Matilde . . . Va, mon ami, je te le dis encore, je n'en suis pas en peine; et quand je te presse d'épouser ma [46] soeur, crois que je connois bien tout ce qu'elle peut attendre du coeur le plus excellent, et du caractère le plus sûr que je connoisse. Oui, sans doute, Matilde seroit heureuse; j'ose te défier de me démentir là-dessus. D'ailleurs elle t'aime: ainsi plus de bonheur pour elle sans Lindorf; et, quoi que tu en dises, tu l'aimes aussi plus que tu ne le crois. Mon ami, l'amour honnête n'est autre chose qu'une vive amitié, fondée sur une estime réciproque, et toujours exaltée par la différence des sexes. Voilà ce que Matilde vous inspire déjà; et que sera-ce donc quand des intérêts communs, une même famille, des enfans, viendront y ajouter encore? Des enfans! Lindorf, sens-tu comme moi combien la mère de nos enfans doit nous être chère? O mon ami! l'espèce de sentiment que vous éprouvez pour ma soeur ne peut que s'augmenter tous les jours, acquérir de nouvelles forces, [47] et vous conduire tous les deux au bonheur. Renoncez-donc à de vains scrupules, et préparez tout pour ce charmant lien. Parlez à Matilde, parlez à ma tante: vous n'aurez pas besoin de beaucoup d'efforts avec la première; ma tante sera peut-être plus difficile. Elle destinoit sa nièce à un neveu du défunt baron de Zastrow, héritier de ses biens et de ses titres; mais je lui écrirai. Elle aime trop ma soeur pour ne pas renoncer à cette idée et consentir à son bonheur. D'ailleurs, elle vous connoit, et vous recoit assez bien pour que vous puissiez espérer son aveu. Adieu, mon cher Lindorf; répondez-moi tout de suite. Il me tarde de savoir si j'ai pu vous
convaincre que vous êtes tel qu'il le faut pour être
le frère, et le frère chéri de votre ami. P. S. L'intendant de ma terre de Walstein étant mort depuis peu, je [48] me suis fait un plaisir de donner sa place à l'honnête Justin, qui conduisoit sa ferme à souhait. J'ai reçu hier sa réponse. Elle est si naïve et peint si bien leur bonheur, que je crois vous faire plaisir de vous l'envoyer et je la joins ici. Peut-être auriez-vous mieux aimé celle de Matilde . . . O mon jeune ami, si cela est, vous pouvez l'épouser sans crainte!" Soit que la lettre de Justin fût restée par hasard dans celle du comte, soit que Lindorf eût pensé qu'elle pouvoit intéresser Caroline, elle étoit jointe au cahier. Nous croyons aussi faire plaisir à nos lecteurs de la leur donner, et de les ramener un moment auprès de la belle Louise, qu'ils n'ont sûrement pas oubliée. [49] MONSEIGNEUR, "Je suis sûr, comme je connois monseigneur le comte, qu'il auroit lui-même la joie dans le coeur s'il avoit pu voir comme sa lettre nous a tous rendus encore plus heureux que nous ne l'étions déjà; et, avant de l'avoir reçue, je ne croyois pas que cela fût possible. Il est vrai que je ne croyois pas non plus que le pauvre Justin fût jamais digne d'être l'intendant de monseigneur. A présent, je sens bien que je suis capable de remplir cette belle charge, qui me rend aussi fier que si j'étois le roi: oui, je suis capable de tour pour monseigneur. J'espère bien que je le contenterai et qu'à son retour il trouvera tout en von ordre. Nous sommes [50] déjà établis au château depuis deux jours. Ma chère petite femme regrettoit d'abord un peu la ferme; mais à présent elle dit qu'elle est bien partout avec moi, avec le respect que je dois à monseigneur, car je sais qu'il ne faut pas se vanter; mais, quand on est le mari de Louise et l'intendant de monseigneur, on peut bien avoir un peu d'orgueil. -- Le vieux père est aussi tout fier et tout gaillard; cela l'a rajeuni de dix ans. Il ne m'appelle plus que M. l'intendant; et à tous les repas il boit un verre de vin de plus à l'honneur de monseigneur. Il n'y a pas jusqu'à nos deux petits marmots qui sont bien joyeux d'être au château, et qui s'amusent tant dans les jardins de monseigneur. L'aîné court déjà partout: c'est un robuste petit compagnon; et son petit frère, que Louise nourrit toujours, sait déjà un peu dire le nom de monseigneur. C'est le premier mot que nous leur [51] apprenons; et quand le grand-père boit à la santé de monseigneur, il ôte vite son petit bonnet. Cela fait, en vérité, deux gentils petits drôles, et presque aussi beaux que leur mère. Je n'oserois pas raconter tout cela à monseigneur, s'il ne m'ordonnoit pas de lui donner des nouvelles du vieux père, de la jeune femme et des petits enfans . . . et de mon flageolet, que j'alllois encore oublier; mais Louise , qui sait par coeur la lettre de monseigneur, me le rappelle. Il va toujours son train. J'en joue à Louise pour l'amuser pendant qu'elle nourrit son petit, et le plus gros danse pendant que je joue. Nous sommes là comme les oiseaux dans leur nid; le mâle chante à sa femelle pendant qu'elle couve ses petits. Monseigneur voit bien à présent que je suis l'homme le plus heureux qu'il y ait au monde. Tout a réussi chez nous; et quand nous sommes dans la prairie, nous voyons sauter autour [52] de nous quatre veaux, trois poulains avec leurs mères, et je ne sais combien de brebis, de chèvres et d'agneaux, sans compter nos petits enfans. C'est pourtant à monseigneur que nous devons tout cela. Aussi je crois que monseigneur est, peut-être, encore plus heueux que nous, parce que c'est lui qui a fait le bien, et nous qui l'avons reçu; mais cela est juste. Il lui manque cependant une Louise. Que le bon Dieu la lui donne! Nous le prions tous les jours pour monseigneur; car, en vérité, monseigneur est dans notre coeur tout à côté de Dieu. Qu'il accorde à monseigneur tout ce qu'il peut désirer, et une longue vie. Ce sont les voeux sincères de ses très-humbles serviteurs et concierges de sa terre de Walstein." Walstein, ce 12, 17 . . . JUSTIN ET LOUISE |