[Les correspondances du Comte de Walstein, Volume II, pp. 53 - 70] [53]"Je répondis au comte par le courier suivant. -- Reconnoissance, plaisir de lui appartenir de plus près, désir ardent de justifier la bonne opinion qu'il avoit de noi, certitude de mon bonheur, promesse de celui de Matilde: voilà ce que me lettre exprimoit et ce que mon coeur me dictoit. Le seul sentiment que je n'y trouvai point, étoit l'amour; mais le comte venoit de me convaincre qu'il n'étoit pas nécessaire au bonheur, et que l'espèce d'attachement que j'avois pour sa soeur nous rendroit plus heureux. Il avoit trop d'ascendant sur moi pour ne pas me persuader. Je le crus d'autant mieux, que l'idée que j'étois aimé donna un degré de vivacité de plus à mes sentimens pour l'aimable Matilde. Je ne la revis pas sans émotion; et j'en eus même une assez vive pour me rassurer tout-à-fait, lorsqu'à la suite d'une conversation que j'eus avec elle, elle [54] me permit, en rougissant beaucoup, de parler à sa tante, et de tâcher de la faire entrer dans les idées de son frère. Je crus cependant devoir attendre, pour cette démarche, que le comte m'eût prévenu, et lui eût écrit comme il me l'avoit promis. Je le dis à Matilde, qui l'approuva, et qui ne craignit plus de m'avouer un penchant autorisé par son frère. Je continuai donc à venir tous les jours chez la baronne de Zastrow, et à lui faire une cour assidue, qui me réusissoit peu. Depuis le départ de son neveu, elle avoit entièrement changé de conduite avec moi. Toujours polie, mais très-froide, elle affectoit de me recevoir avec la plus grande cérémonie, et prenoit si bien ses mesures, que je ne pouvois dire un seul mot à Matilde en particulier. Ces obstacles, ces contrariétés, devoient sans doute augmenter mon amour. J'en avois du moins un dépit [55] secret, qui n'échappoit pas à Matilde, et la consoloit de tout en lui persuadant qu'elle étoit aimée. Ah! sans doute elle l'étoit. L'amitié, l'intérêt le plus vif, la reconnoissance, m'attachoient à cette aimable enfant; et si dans ce temps-là j'avois obtenu sa main, peut-être me serois-je mépris moi-même sur la nature de mes sentimens pour elle. J'attendois cependant sans beaucoup d'impatience l'effet des promesses du comte et de sa lettre à sa tante. Il m'écrivit qu'il n'avoit pu la persuader encore de consentir à cette union; qu'elle tenoit avec force à ses projets sur le jeune baron de Zastrow, actuellement en voyage; mais qu'il tenoit encore plus au sien, et qu'il y parviendroit sûrement. Il me conjuroit de ne pas me rebuter, d'attendre avec patience. Un héritage considérable qui dépendoit de cette tante, obligeoit à quelques ménagemens; mais de manière ou d'autre il en viendroit à bout, et me regardoit déjà comme son frère. [56]Je voulois montrer cette lettre à ma jeune amie, et j'allai tout de suite à l'hôtel de Zastrow. Il étoit exactement fermé. Point de portier, pas un seul domestique à qui je pusse m'adresser. Cette singularité me frappa. La veille encore, j'y avois été reçu comme à l'ordinaire, et rien n'annonçoit un départ. J'allai prendre des renseignemens dans le voisinage: on avoit en effet vu partir une berline de très-grand matin, mais on ne savoit rien de plus. J'étois dans l'étonnement le plus profond lorsque je vois venir à moi la femme de chambre de Matilde. Je cours à elle; je veux l'interroger; elle ne m'en donner pas le temps. -- Ne me demandez rien; je ne sais rien; je ne puis même vous dire où sont ces dames. Hier, quand vous fûtes parti, j'entendis madame parler haut, mademoiselle pleurer. Toute la nuit, on a fait des paquets; on a pleuré; on a grondé, et on a fini par me donner mon congé, et par monter en beline. Mais mademoiselle, [57] en me disant adieu, m'a mis ceci dans la main . . . C'étoit un papier chiffonné à mon adresse. Je le pris, je l'ouvris promptement, et d'abord je n'y compris rien: c'étoit une note de vaisselle et autres effets. Enfin je découvris entre les lignes et les chiffres ce qui me regardoit. "Ah! monsieur de Lindorf, me disoit-elle, nous allons partir pour Dresde dans quelques heures; nous y resterons long-temps, bien long-temps, peut-être toujours. Qu'allez-vous penser quand vous viendrez demain, et que vous ne retrouverez plus votre petite amie? Serez-vous affligé comme elle? Oui, soyez-le un peu, je vous en prie; mais pas trop cependant, car je vous promets de penser à Dresde comme à Berlin, et comme je penserai toute ma vie; et puis n'ai-je pas un frère, un bon frère? Ecrivez-lui tout de suite, et, si vous voulez me répondre un mot, envoyez-le lui. Il n'y a que ce moyen [58] pour que je puisse avoir de vos lettres. Il faut qu'elles passent par la Russie; mais qu'est-ce que cela fait, si elles me parviennent une fois? Je voudrois être aussi sûre que ceci vous parviendra. Je ne savois comment faire pour vous écrire; heureusement ma tante m'a donné une liste à copier. Dès qu'elle me regarde je fais un chiffre, et dès qu'elle sort j'écris une ligne. Quand j'aurai fini, je pourrai peut-être la donner à cette pauvre Charlotte, qu'on m'ôte, parce qu'elle auroit pu m'aider, parce qu'elle vous aime, et nous rendra bien ce petit service. Je suis fâchée d'attraper ainsi ma tante; mais elle . . . Comme elle m'a trompée! Jusqu'à ce soir je ne savoir pas un mot de ce départ; non, je vous le jure, pas un mot. N'est-ce pas bien affeux? Partir ainsi sans vous revoir! Ah! je pleure si fort que je ne puis plus écrire; et puis ma tante va revenir. Ma liste ne resemble plus à une liste [59] à présent: c'est une lettre tout entière. Il faut la cacher bien vite, et en faire une autre. Adieu, adieu M. le baron; n'oubliez pas Matilde, et ne prenez pas mauvaise opinion d'elle, parce qu'elle vous écrit la première." Sans avoir même beaucoup d'amour, il étoit impossible de n'être pas touché du billet de la nièce, et piqué du procédé de la tante. J'éprouvois ces deux sentimens dans toute leur force. Je revins chez moi, écrire au comte ce qui se passoit, et la manière cruelle dont sa tante m'avoit joué. Je crois que la colère l'emportoit sur le regret d'être séparé de ma jeune amie; du moins j'insinuai à son frère que je regardois notre projet comme impossible, et que, puisque sa tante paroissoit si décidée, il valoit mieux peut-être y renoncer tout-à-fait. Je joignis à ma lettre le petit billet de Matilde et ma réponse, en priant son frère de la lui faire parvenir. Je reçus celle du comte [60] aussitôt qu'il fut possible, et vous la trouverez ici, No. II. [60] No. II"Je suis très-mécontent, mon cher Lindorf, du tour que nous a joué notre chère tante de Zastrow; car, elle a beau faire, elle sera la vôtre: je l'ai juré, et ma soeur ne deviendra point la victime de son opiniâtreté. Je n'ai rien à dire contre le jeune de Zastrow, que je n'ai point l'honneur de connoître, et à qui je souhaite toutes sortes de bonheur, excepté celui d'être l'époux de Matilde. C'est vous qui le serez, mon cher Lindorf, vous que ma soeur a déjà distingué, et que son coeur préfère. Non, ce coeur qui s'est ouvert à moi avec tant de confiance et d'ingénuité, ne [61] sera pas trompé dans son attente; elle n'aura point à combattre une inclination que j'ai cherché moi-même à faire naître; elle n'aura point à rougir d'avoir écrit la première à un autre homme qu'à son époux.. Chère petite, comme son billet m'a touché! Je lui écris aujourd'hui pour la consoler. Je lui fais entrevoir le bonheur dans un avenir peu éloigné; et nous y parviendrons avec un peu de persévérance. Je lui envoie votre lettre, qui, je pense, aura plus d'effet encore que la mienne. J'écris aussi à ma tante; et, s'il le faut, je ferai valoir les droits qu'un père mourant m'a remis sur ma soeur. C'est à vous, me dit-il, que je confie le soin de son bonheur. O mon père! votre attente ne sera point trompée; j'unirai Matilde à Lindorf, au fils de votre ami, et votre Matilde sera heureuse. Reprenez donc courage, mon ami; et soyez sûr que notre projet réussira. Matilde n'a que seize ans; dans trois ou [62] quatre elle sera plus formée, plus capable de vous rendre heureux et de l'être elle-même. Ma seule crainte est que, pendant ce temps-là, séparé d'elle, ce coeur devenu tout à coup si froid, si insensible, ce coeur qui n'est plus susceptible d'amour, ne rencontre l'objet qui doit le faire revenir de cette erreur, et lui prouver qu'il ne se connoissoit pas encore. Du moins, mon cher Lindorf, si ce malheur nous arrivoit, promettez-moi, jurez-moi que vous ne sacrifierez ni vous- même, ni ma soeur à des engagemens qui, dès cet instant, cesseront d'exister. Je ne désire ce lien qu'autant que je serai sûr qu'il ne fera le malheur ni de l'un ni de l'autre; et j'aime meiux avoir à consoler Matilde de la perte de son amant, que de l'indifférence de l'époux que son coeur à choisi. Ainsi, du moment qu'elle ne seroit plus la femme que vous préférez à toute autre; du moment que vous serez [63] convaincu qu'une autre qu'elle peut vous rendre plus heureux, ayez le courage de l'avouer à votre ami; soyez sûr qu'au lieu d'altérer son estime vous la redoublerez. Je crois une passion violente peu nécessaire au bonheur conjugal; je vous l'ai dit dans ma précédente lettre, et je persiste dans mon idée. Mais je crois plus fortement encore qu'il faut au moins que deux époux se préfèrent mutuellement à l'univers entier, et n'aient jamais un instant de regret d'être liés pour la vie. Je crois qu'il faut entre eux cet accord de sentimens, ce rapport de goûts, cette confiance entière, cette liaison des âmes, qui ne peut exister si l'un des deux aime ailleurs, et doit nécessairement cacher à l'autre les pensées dont il est le plus occupé. Voilà, je vous l'avoue, ce qui jusqu'à présent m'a empêché de me marier, et de céder aux désirs de ma famille, qui s'éteindroit avec moi. [64] J'ai craint que ma position brillante et la faveur dont je jouis n'engageassent peut-être la femme à qui je m'adresserois, au sacrifice d'une inclination antérieure. J'ai crainte d'acquérir des droits usurpés sur un coeur engagé ailleurs, de séparer, sans le savoir, deux amans que je rendrois malheureux, et de l'être moi- même à l'excès quand je viendrois à le découvrir. Vous me connoissez trop, mon cher Lindorf, pour croire que je veuille vous faire des reproches quand je vous ouvre mon coeur. Vous savez ma façon de penser sur l'accident qui changea ma figure. Elle est toujours la même, et je vous jure de nouveau, que je me fêlicite tous les jours de pouvoir me livrer à mon goût dominant, et suivre la carrière qui me convenoit le plus: heureux d'avoir pu, dans celle que j'ai quittée, donner des preuves de mon courage et de mon zèle pour mon roi, et de [65] pouvoir le servir actuellement dans un autre genre! Il a besoin de bons ministres, autant que de bons généraux. Je tâcherai de remplir de mon mieux ma vocation actuelle, et je pense avec plaisir, mon cher Lindorf, que je suis très-bien remplacé pour la précédente. Ainsi je ne regrette rien, rien du tout je vous assure. Mais je me rends justice; je sens que je ne suis pas fait pour inspirer l'amour, et je n'y prétends pas. Peut-être est-ce par cette raison que je me suis persuadé qu'il n'est pas nécessaire au bonheur; mais au moins je voudrois trouver un coeur qui ne fût prévenu par aucun autre objet. Je ne m'effraierois pas même d'un peu de répugnance dans les commencemens; elle est naturelle, et je dois m'y attendre. C'est à moi à la dissiper peu à peu, à me faire aimer d'abord par reconnoissance, ensuite par habitude. On finiroit par s'accoutumer à ma figure; et mon [66] unique étude seroit de la faire oublier à force de bons procédés. Comment une femme ne finiroit-elle pas par s'attacher à celui qui n'existeroit que pour la rendre heureuse, qui préviendroit tous ses désirs, qui lui soumettroit tous les siens, et lui sauroit gré des moindres marques d'attachement qu'elle lui donneroit? Voilà, mon cher ami, la douce chimère de mon coeur, que j'espère bien réaliser un jour. Je vois tous les obstacles; ils ne me rebutent point. Je sais la difficulté de trouver une femme dont le coeur n'ait reçu aucune impression; car alors tout mon ouvrage est détruit d'avance. On feroit sans cesse la comparaison de moi à l'objet aimé et regretté; on me regarderoit comme un monstre; la prévention, l'aigreur empoisonneroient tout. Mais je puis rencontrer une jeune personne, telle que je la désire et que je ne cesserai [67] de la chercher, dont l'âme simple et naïve ne connoisse point encore l'amour et très-peu le monde; si je puis la trouver, elle sera à moi, dussé-je la forcer à m'épouser. Je saurai la rendre malgré elle, la plus heureuse des femmes, et l'obliger à chérir ses liens. Je sens que dans les commencemens on pourra m'accuser de peu de délicatesse; mais mon motif secret me justifiera à mes propres yeux. Je n'ai pas d'autre moyen de jouir du seul bonheur que mon coeur désire, celui d'être époux et père, et de finir mes jours dans le sein de ma famille. Liens sacrés, relations intimes, qui doublent l'existence, sans lesquels l'homme isolé ne tient à rien dans le monde, traîne une vie inutile, meurt sans être regretté . . . oui, vous ferez mon bonheur. Je n'y pense jamais sans émotion; et cette lettre de Justin que je vous ai envoyée, m'arrachoit des larmes d'attendrissement. [68] Qu'ils sont heureux ces bonnes gens! Il vous manque une Louise, me disoit-il; que le bon Dieu vous la donne! Honnête et bon Justin, les prières d'un coeur pur comme le tien doivent être exaucées; elle le seront sans doute. Ou, je la trouverai cette compagne, que j'adore déjà sans la connoître. Elle et moi, Lindorf et Matilde, Justin et Louise, voilà trois couples heureux dans l'univers. N'en acceptez-vous pas l'augure, mon cher ami? Pour moi, cette idée me transporte; elle me fait croire d'avance à la félicité suprême. Que me parlez-vous d'héritage et de privation? Si ma tante étoit assez injuste pour priver Matilde du sien, Matilde n'est-elle pas assez riche pour s'en passer? Est-ce le plus ou le moins qui influe sur le bonheur, quand d'ailleurs on est dans l'aisance? et son bien, réuni au vôtre, ne vous suffiroit-il pas? Cependant, comme le plus n'y gâte rien, et qu'il [69] vaut mieux que les choses se fassent de bonne grâce, attendons encore, mon ami. Je ne répondrois pas de n'être pas jaloux, si vous étiez heureux bien long-temps avant moi; et ma chère femme n'est pas encore trouvée. Dans quelque temps je n'en occuperai sérieusement. A présent je le suis beaucoup ici des affaires du roi. Je crains de n'avoir pas trop le temps de vous écrire; aussi vous voyez que je prolonge aujourd'hui ce plaisir, etc. etc. etc." Le reste de la lettre renfermoit des affaires politiques, des détails sur la Russie, que Caroline sauta ou parcourut à peine: elle avoit bien autre chose à penser! Son coeur ne pouvoit plus suffire à tout ce qu'elle éprouvoit: il lui paroissoit qu'elle étoit transportée dans un monde nouveau, dont jusqu'alors elle n'avoit pas même eu l'idée. Cette dernière lettre surtout la frappa beaucoup. Elle la relut tout entière, d'abord [70] avec une sorte de saisissement très-pénible. Cette espèce de prédiction sur Lindorf, cette crainte excessive d'être uni à une femme dont le coeur seroit engagé ailleurs, lui firent une impression cruelle; mais quand elle en vint ensuite aux projets de bonheur de comte, aux motifs qui l'avoient engagé à l'épouser malgré sa répugnance, elle en fut si touchée, que déjà pour un instant elle crut n'aimer plus que lui dans le monde, ou plutôt elle ne pouvoit démêler le sentiment dont elle étoit agitée. Elle restoit là les yeux fixés sur cette lettre, sans penser que le cahier n'étoit pas fini. Cependant, peu à peu cet enthousiasme se dissipa; l'image du comte s'effaça; celle de Lindorf reprit son empire; la lettre fut posée et la lecture continuée. |