[Continuation du cahier, Volume II, pp. 87 - 97] [87] No. III"Vous n'avez que trop bien deviné, mon cher comte, ce qui se passe dans le coeur de votre ami. Oui, sans doute, j'ai un aveu à vous faire, et [88] d'autant plus pénible à présent, que je l'ai trop différé. Mais me croirez-vous quand je vous ferai le serment que votre lettre m'a seule éclairé sur la nature de mes sentimens, et que l'instant avant de la recevoir, j'étois encore dans la sécurité, ou plutôt je jouissois de l'état le plus doux, le plus heureux que j'aie connu de ma vie, sans chercher à en pénetrer la cause? -- O mon ami, c'est l'amour; ou, c'est ce véritable amour dont voius me parliez si souvent en m'assurant que je ne le connoissois pas encore. Grand Dieu! comme vous aviez raison! et combien ce que j'éprouve est différent de ce que j'ai senti jusqu'à présent! -- Ah! sans doute, l'amour est la source du bonheur, du seul bonheur que l'homme puisse goûter. Si vous saviez comme ces deux mois se sont écoulés! Ils ne m'ont paru qu'un instant; et cependant j'ai des volumes de détails à vous faire. Il n'y en auroit pas un qui ne [89] servît à me justifier à vos yeux. -- Ah, mon ami! elle réunit tout, ingénuité, grâces, talens, vertus, et cette modestie qui met tant de prix à tout le reste. Une figure charmante est le moindre de ses avantages: on l'oublie dès qu'on entend sa douce voix, lorsque sa main parcourt les touches d'un clavecin, pince les cordes d'une harpe, anime la toile ou le canevas, et qu'elle seule a l'air d'ignorer tout le charme qu'elle répand autour d'elle! O Walstein! si vous l'entendiez chanter, si vous l'entendiez lire nos grand poëtes, et leur donner une grâce nouvelle par son organe et par son expression; si vous voyiez surtout comme elle se fait adorer de tout ce qui l'entoure; si vous étiez le témoin de ses attentions touchantes pour une vieille parente, infirme et aveugle; comme elle sait la rendre heureuse, la consoler, lui faire animer la vie! -- Oui, si vous étiez avec moi et près d'elle [90] j'auois bien une crainte, mais ce ne seroit pas celle de vous voir blâmer mon choix . . . O mon ami! je le sens bien, sans elle il n'est plus de bonheur pour moi. Elle seule me l'a fait connoître. Ce n'est qu'auprès d'elle que j'ai retrouvé ce calme, cette sérénité, j'oserois dire cette paix de l'âme, que je croyois incompatible avec l'amour. Je ne suis plus le même; elle m'a entièrement changé. Le bouillant, l'impétueux Lindorf, content de la voir, de l'entrendre, de faire chaque jour quelques progrès dans son coeur, d'oser espérer qu'il est aimé, sans même oser le demander, ne désiroit pas d'autre jouissance. Oui, j'aurois passé ainsi ma vie entière; mais votre lettre m'a tiré de cette douce léthargie. Elle m'a fait sentir vivement que je ne puis être heureux sans l'aveu de mon ami, et sans la certitude que mon bonheur n'altérera celui de personne. Matilde! tendre et généreuse Matilde! [91] conservez-vous votre estime et votre amitié à celui qui put vous voir sans vous adorer, et qui, certain du bonheur d'être à vous, n'a pas su se défendre contre une passion tyrannique? Et vous, cher Walstein, pourrez-vous me pardonner et m'aimer encore, moi que vous aviez déjà tant de raisons de haïr et que vous destiniez à devenir votre frère; moi qui renonce à ce titre si doux? Mais non, je n'y renonce point. Je vous remets la décision de mon sort; soyez-en l'arbitre absolu, et recevez le serment que je fais d'être ce que vous voulez que je sois. Si c'est l'époux de Matilde, je ne puis vous promettre de renoncer à mon amour: il tient à mon existence; mais je jure de le renformer toute ma vie au fond de mon coeur, et de me conduire de manière à vous le faire oublier à vous-même. Ce tort involontaire et toujours ignoré, loin de nuire au bonheur [92] de votre soeur, l'assureroit encore plus. Réfléchissez-y bien, mon cher Walstein; et avec quelque impatience que j'attende votre réponse, ne la précipitez pas. Pensez qu'elle sera l'arrêt du sort de votre ami. L'instant après l'avois reçue, je m'éloigne d'elle pour jamais, ou je tombe à ses pieds pour lui consacer ma vie entière. Jusqu'alors je saurai me taire; elle ignorera combien elle est adorée . . . -- Ah! si la voyant tous les jours, et tous les jours plus belle et plus sensible, je puis garder mon secret, ne croyez-vous pas que, si vous l'ordonnez, je saurai, loin d'elle, le garder toute ma vie. Si je dois renoncer à elle, vous-même, mon cher comte, vous n'apprendrez jamais son nom. Il restera caché pour toujours dans le fond de mon coeur, et jamais ma bouche ne le prononcera. Mais si j'obtiens votre aveu, avec quels transports je vous ferai connoître celle [93] qui mérite les adorations de l'univers! Combien je jouirai de voir mon digne ami applaudir à tous égards à mon choix, et partager mon bonheur! Mais, je vous le répète, ce bonheur ne peut exister s'il coûter un seule larme à Matilde et un seul regret à son frère." Ainsi tout contribuoit à mon aveuglement, jusqu'à ce mystère que je laissois sur votre nom. Un seul mot qui vous eût fait connoître au comte prévenoit au moins l'aveu d'une passion criminelle; il me rendoit moins coupable; mais je crus vous le devoir à vous-même, ce fatal secret. De quel droit vous aurois-je nommée, quand j'ignorois même si j'aurois celui de vous offrir ma main! Un autre motif me fit aussi garder le silence. Votre immense fortune, cette fortune dont j'avois gémi plus d'une fois, et qui m'eût peut-être empêché d'oser vous déclarer mes sentimens, si la mienne eût été moins considérable, pouvoit influer sur la décision [94] du comte; et je voulois qu'elle fût absolument libre. C'étoit assez, c'étoit trop même de lui avoir avoué que tout le bonheur de ma vie en dépendoit. J'attendois sa réponse avec la plus vive agitation. Quelquefois, me reposant sur sa générosité, sur ses principes, mon coeur se livroit au plus doux espoir; d'autres instans, connoissant combien il tenoit à son projet, et son extrême tendresse pour sa soeur, je craignis qu'il n'exigeât le sacrifice de mon amour; et ce sacrifice, auquel je m'étois engagé, me paroissoit au-dessus de mes forces. Mais quel étrange effet de l'espèce de sentiment que vous m'aviez inspiré! Ce n'étoit qu'éloigné de vous que j'éprouvois cette horrible perplexité: dès que je vous revoyois, elle disparoissoit. Je retrouvois auprès de vous cette même tranquillité, ou plutôt cet état de bonheur et de jouissance continuelle qui ne laisse place à aucune inquiétude. Il me sembloit [95] impossible alors que rien pût nous séparer. Cette amitié si tendre que vous me témoigniez avec tant d'ingénuité, les bontés marquées de la baronne, les propos même qu'elle me tenoit en votre absence, tout aidoit à l'illusion; tout me conduisoit à croire que j'allois être le plus heureux des mortels. Mais je l'étois déjà, et ces trois derniers mois devoient compenser un siècle de peines et de tourmens. Si leur souvenir n'empoisonne pas tout le reste de ma vie, il me tiendra lieu de bonheur. -- Ah! lorsque je sentirai trop le poids de cette vie, je me transporterai à Rindaw; je me dirai: Je passai trois mois près de Caroline; puis-je me plaindre de mon sort? . . . Enfin je la reçus cette réponse si désirée, si redoutée. Je ne pouvois plus tenir à mon impatience; je sentois à chaque instant que mon secret alloit m'échapper. Je courus la chercher moi-même au bureau des postes. Mon attente ne fut point trompée; elle [96] y étoit. Je tremblois si fort en la recevant des mains du facteur, qu'il s'en aperçut, et crut que je me trouvois mal. Je lui demandai une chambre pour la lire, et quand j'y fus seul, je restai près d'un quart d'heure sans oser l'ouvrir, et même sans le pouvoir. Comment rendre raison de cette émotion excessive? Ne devois-je pas connoître le plus généreux des hommes et le meilleur des amis? Ah! sans doute c'étoit un pressentiment de la vérité, et de mon crime involontaire. Enfin, cette émotion s'accrut au point que je ressortis sans avoir ouvert ma lettre; résolu de ne la lire que chez moi. Je m'éloignai de suite; mais je n'eus pas fait cent pas hors de la ville, que je descendis promptement de mon cheval, l'attachai à un arbre, et que je rompis ce cachet qui renfermoit mon arrêt, résolu, s'il m'étoit contraire, à ne vous revoir jamais. Mon projet, dans ce cas là, étoit de partir sur-le-champ, de joindre le [97] comte a Pétersbourg, et de chercher auprès de lui les forces dont j'avois besoin pour lui sacrifier bien plus que ma vie. Mais le sort, pour mieux m'accabler , voulut me laisser croire un instant au bonheur . . . -- Ah, Caroline! jugez de mes transports lorsque je lus ce que je joins ici. |