[La solitude de Caroline, et Lindorf comme le dépositaire des secrets pénibles du comte, Volume II, pp. 115 - 143] [115] Laissons quelque temps l'aimable Caroline réfléchir, s'attendrir, lire alternativement le cahier de Lindorf et les lettres du comte; et voyons ce que faisoient, pendant ce temps-là, ces deux amis: aussi bien la solitude profonde de Caroline, sa vie monotone, les [116] combats de son coeur ennuieroient sans doute le lecturer. Pour elle, ce n'étoit pas de l'ennui qu'elle éprouvoit; c'étoit un état d'agitation continuel. Au moindre bruit qu'elle entendoit, elle tressailloit. Son imagination, sans cesse occupée de Lindorf et du comte, lui persuadoit que l'un des deux arrivoit à Rindaw. Quoi! ce Lindorf qui s'est banni pour jamais de sa présence, peut-elle penser qu'il reviendra? Non. Quand elle raisonne avec elle-même, quand elle relit son cahier, quand elle se rappelle tout ce qu'il doit au comte, elle dit de bonne foi: Jamais, jamais je ne le reverrai. Mais l'imagination et l'amour ne raisonnent pas toujours; et, sans trop se l'avouer elle-même, elle pensa plus d'une fois qu'il n'auroit pas la force de tenir sa résolution. Elle se trompoit. Au fond de la Silésie, dans la triste terre de Ronebourg, Lindorf gémissoit de son crime involontaire, et trouvoit que ce n'étoit [117] pas trop de toute une vie pour l'expier. Oh! combien de fois il fut tenté de la terminer cette vie qu'il ne pouvoit plus consacrer à Caroline, et qui jusqu'alors avoit été si fatale au meilleur des amis! Mais il les connoissoit trop tous les deux pour n'être pas sûr que c'étoit leur ôter pour jamais leur bonheur et leur tranquillité. Le fameux roman de Werther étoit presque son unique lecteur, et produisit sur lui l'effet contraire à celui qu'il en attendoit. Il y cherchoit des forces, des motifs, un modèle pour se décider à mourir. Il n'y vit que le désespoir de Charlotte, celui d'Albert, celui de l'ami de Werther; et, plus généreux que lui, il aima mieux vivre et souffrir, que d'empoisonner les jours de ceux qu'il aimoit. Dans les premier temps de son séjour à Ronebourg, la vie lui étoit devenue si odieuse, et le sacrifice qu'il faisoit en la supportant, lui parut si grand, qu'il crut par là réparer tous ses torts, et que cette idée même servit [118] à sa consolation. D'ailleurs, si ses passions étoient violentes, elle ne duroient pas long-temps. Malgré sa subtile distinction sur les différentes sortes d'amours, il avoit adoré Louise. Sans aimer Matilde avec la même fureur, il est certain qu'elle commençoit à faire une impression assez vive sur son coeur lorsqu'elle lui fut enlevée. On a vu depuis à quel excès il avoit aimé Caroline. Espérons que le temps, ou quelque autre attachement, le guérira de cette passion malheureuse. Son coeur est trop honnête; il aime trop son ami, pour chercher à conserver un amour qu'il regarde comme un crime. Il y avoit cependant plus d'un mois qu'il vivoit en reclus à Ronebourg, et que sa guérison n'étoit pas bien avancée, lorsqu'un jour qu'il essayoit pour la seconde fois d'écrire au comte, sans trop savoir ce qu'il devoit lui dire, il le voit lui-même entrer dans sa chambre, et se jeter dans ses bras. A son arrivée de Pétersbourg, surpris [119] de ne point trouver son ami à Berlin, d'apprendre des gens qu'il y avoit laissés, qu'il étoit à Ronebourg, et qu'il y étoit seul, il soupçonna quelque malheur inattendu, ne se donna que le temps de voir le roi et son beau-père le chambellan, et repartit tout de suite pour s'éclairer des motifs d'une retraite aussi singulière que celle de Lindorf, au moment où il le croyoit au comble du bonheur. Dès que les premiers instans de surprise, d'émotion et d'attendrissement furent passés, le comte lui fit des questions dictées par le plus vif intérêt. Cher Lindorf, dit-il, hâtez-vous de m'expliquer pourquoi je vous retrouve ici seul, triste, malade même, car vous voudriez en vain me le cacher, votre changement . . . O mon ami! développez-moi ce cruel mystère! Qu'est devenue celle que vous aimiez? Pourquoi n'est-elle pas avec vous, unie à vous? Pourquoi mon ami n'est-il pas heureux? Lindorf l'auroit laissé parler plus long-temps. [120] Il n'étoit pas préparé à lui répondre, et gardoit un morne silence. Le comte se tut aussi; mais il pressoit les mains de Lindorf, et sa physionomie attendrie, animée, sembloit exiger sa confiance. Quoi! lui dit-il enfin, Lindorf, vous ne me dites rien? Ne suis-je plus votre ami, le dépositaire de vos secrets, de tous les mouvemens de votre coeur? N'ai-je pas le droit d'y lire? -- Oui, oui, s'écria Lindorf, vous avez sur moi tous les droits imaginables; oui, vous êtes mon ami, le meilleur des amis. Jamais je ne l'ai senti plus vivement que dans cet instant, où je suis obligé de vous refuser ma confiance. Le comte, surpris, recula quelques pas. O mon cher comte! ne vous éloigner-as de votre ami malheureux! ne me condamnez pas légèrement! Oui, je suis forcé de me taire, et vous m'approuveriez si vous connoissiez mes motifs. Lié par l'honneur, par mes sermens, par tout ce qu'il y a de plus sacré, je ne puis [121] trahir un secret qui ne me regarde pas seul. N'exigez aucun détail sur cette malheureuse affaire, et plaignez votre ami d'être privé de la triste douceur de vous la confier. Le comte s'étoit rapproché de Lindorf; il le serroit dans ses bras, et ses larmes lui pouvoient combien il étoit affecté de sa situation. "Lié par l'honneur, par des sermens!" lui dit-il Ah! tout est dit; je ne sais que trop moi-même à quel point un secret promis nous engage, et jamais aucune question indiscrette . . . Cependant, vous êtes libre de répondre ou non à celle-ci; mais elle échappe encore à mon amitié. Etes-vous malheureux sans retour, et ne vous reste-il aucun espoir? -- Aucun, reprit Lindorf vivement. J'ai perdu pour jamais celle que j'adorerai toujours. Elle n'existe plus . . . Il alloit ajouter, pour moi. Le comte l'interrompit par un cri: Ah Dieu! elle n'existe plus! Quoi! c'est la mort, l'affreuse mort, qui vous a séparé d'elle! [122] Cher et malheureux Lindorf, ah! combien je vous plains! Lindorf faillit à le détromper; mais craignant d'en avoir trop dit, et que le comte ne devinât la vérité, il ne fut pas fâché de lui voir prendre le change, et confirma par son silence cette idée de mort qui détournoit tous les soupçons qu'il auroit pu avoir sur Caroline; mais il n'en avoit aucun. Jamais il ne lui vint dans l'esprit que sa jeune épouse fût cette femme tant aimée et tant regrettée. Depuis long-temps absent de la Prusse, il ignoroit également, et la situation de Rindaw, et celle du château de Risberg. Il ne savoit pas même alors que Lindorf l'eût habité, et qu'il eût formé là cette connoissance si fatale à son repos. D'ailleurs, il savoit que son épouse étoit vivante, se portoit bien, et il demeura persuadé que quelque événement tragique avoit privé de la vie l'amante de Lindorf. Le sombre désespoir où celui-ci demeura quelque temps après cette [123] conversation, ne lui laissoit aucun doute là-dessus. Il s'efforça de le calmer, et lui demanda s'il ne vouloit pas revenir avec lui à Berlin. -- Non, non, s'écria Lindorf avec effroi, non, mon cher comte, je ne le puis; il faut que je quitte ce pays; il faut que je voyage pendant quelques années. Ne vous opposez pas à un parti nécessaire et absolument décidé. J'ai compté sur vous pour m'en obtenir la permission; la paix actuelle me la fait espérer. Si le roi me refuse, je remettrai ma compagnie. Il faut que je parte; il faut que je m'éloigne d'ici. Le comte, ignorant tout, jugea qu'il avoit de fortes raisons de quitter la Prusse, et combattit d'autant moins son idée, qu'il pensa que quelques années de voyage le distrairoient de sa douleur. Il lui promit d'obtenir son congé, et il ajouta après quelques momens: Il est très-possible, mon cher Lindorf, que je parte avec vous. -- Vous, Walstein? -- Oui, moi-même, mon ami. Peut-être aurai-je, [sic: ;] ainsi [124] que vous, des raisons de m'éloigner de ma patrie, au moins quelque temps. Nous voyagerons ensemble, et nous serons moins malheureux. -- Malheureux? s' écria Lindorf; est-ce à vous, est-ce au comte de Walstein à parler de malheur? -- Je comprends votre surprise, lui dit le comte en s'asseyant près de lui; il est temps de la faire cesser, et de vous dévoiler un secret que je vous ai caché malgré moi. Cher Lindorf, puis-je vous blâmer du mystère que vous me faites, puisque vous ignorez que je suis marié depuis plus de deux ans? Lindorf ne joua pas la surprise; il lui eût été impossible dans ce moment-là de feindre ce qu'il n'éprouvoit pas. Mais son embarras, sa rougeur, tout ce qu'il éprouvoit réellement, et qui se peignoit sur son visage, lui donna l'air de l'étonnement. Le comte poursuivit: Oui, mon ami, je suis uni à la plus charmante des femmes, eet je suis bien loin d'être heureux. Je vais [125] vous raconter en détail ma triste histoire; c'est une consolation pour moi de vous ouvrir mon coeur. Puissé-je vous voir convaincu, ainsi que je commence à l'être, que c'est dans l'amitié seule que nous devons chercher notre bonheur. Alors il commença cette cruelle confidence, que Lindorf prévoyoit et redoutoit au-delà de toute expression, ce récit, qui confirmoit son malheur, ses remords, et qui déchiroit son âme. Quelle impression dut faire sur cette âme agitée le nom de Caroline répété à chaque instant, ce nom si bien gravé dans son coeur, et qu'il devoit avoir l'air d'ignorer! Ah! si Lindorf eut des torts, s'il fut la cause involontaire des malheurs du meilleur des hommes, ce qu'il souffroit dans cet instant suffit pour les expier et pour intéresser tout lecteur sensible à sa situation. Le comte prit son récit du plus loin. Il lui raconta que c'étoit le roi qui, sur les grands biens de Caroline, avoit eu l'idée de [126] ce mariage, et lui en avoit écrit en Russie. Ce motif, dit le comte à son ami, et même la volonté du roi, qui paroissoit désirer vivement cette union, influèrent moins su ma décision que l'âge et le genre d'éducation de celle qu'on me destinoit. Caroline de Lichtfield, sort à peine de l'enfance, élevée à la campagne et dans la plus grande retraite, n'ayant jamais vu d'homme qui pût faire impression sur son coeur, me parut remplir parfaitement ce que je désirois depuis long-temps. Vous connoissez mon système; c'étoit sur cette ignorance du monde et de l'amour qu'il étoit fondé. Je saurai bien, me disois-je, pénétrer dans ce jeune coeur, et me l'attacher, sinon par l'amour, du moins par une amitié si vive, une reconnoissance si tendre, qu'elles pourront m'en tenir lieu. Le premier moment sera contre moi; mais tous ceux qui le suivront assureront notre bonheur mutuel. Pleine de cette douce idée, je répondis au roi avec transport, en lui [127] assurant que je m'estimerois trop heureux si je pouvois obtenir la main de la jeune baronne de Lichtfield. Il ne tarda pas à m'apprendre qu'il avoit la parole du chambellan, et à m'ordonner de partir tout de suite pour conclure mon mariage. Je me mis en route; mais je fus arrêté à Dantzick par une violente maladie, qui me mit à deux doigts de la mort. C'est alors, mon cher Lindorf, que vous remplissiez ici, auprès d'un père expirant, le premier et le plus saint des devoirs. Ce ne fut qu'au bout de deux mois, que je plus continuer mon chemin. J'arrivai à Berlin, et j'eus le chagrin de ne point vous y trouver. J'appris aussi avec peine que ma jeune épouse future, trompée sur le moment de mon arrivée, avoit passé chez son père et à la cour tout le temps de ma maladie. Ah! combien ces deux mois pouvoient avoir apporté d'obstacles à mes projets de bonheur, et dérangé le plan que je m'étois formé pour y parvenir! Je ne cachai point [128] mes craintes à mon auguste maître, il me rassura avec sa bonté ordinaire. Lui- même avoit souvent observé Caroline, et toujours il avoit vu chez elle ce même air d'innocence, d'insouciance, de gaîté, qu'elle avoit apporté de sa retraite. J'ai répandu sourdement mes intentions, ajouta-t-il, et tous nos jeunes seigneurs les ont respectées. Quoique votre future soit charmante, aucun d'eux n'a cherché à acquérir des droits qui vous étoient réservés; et Caroline elle-même, sans distinguer personne, n'a cherché qu'à d'amuser. Le soir même je fus présenté au baron de Lichtfield, mon beau-père futur, et le lendemain à son aimable fille . . . Ici le comte parla à Lindorf de cette première visite, dont on a vu les détails; de l'impression d'horreur qu'il inspira à Caroline, et qu'il ne put se dissimuler. Il avoua que dès ce moment là, sans doute, il eût été généreux, plus délicat, d'abandonner tous ses projects, et qu'il en avoit bien eu l'idée; mais [129] qu'il est facile, disoit-il à son ami, de se faire illusion! Imaginez que ce cri, que cette fuite, ces mouvemens si naturels et si peu réprimés, qui devoient peut-être m'éloigner d'elle à jamais, furent précisément ce qui m'enchanta, et me fit désirer avec ardeur de l'obtenir. Je crus y voir la preuve indubitable de cette candeur, de cette innocence de la première jeunesse, que j'avois craint que son séjour à la cour n'eût altérées. Avec plus d'art, c'est-à-dire avec plus de fausseté, elle auroit bien mieux pu cacher ce premier mouvement d'effroi, et je lui savois gré de s'y être abandonnée. A peine l'avois-je entrevue: cependant à l'instant qu'elle entra, conduite par son père, sa physionomie ingénue, des grâces répandues dans tout l'ensemble de sa figure, m'avoient frappé bien agréablement; et c'étoit là l'idée que je m'étois formée de celle avec qui je voulois passer ma vie. Il ne tint pas au chambellan que je ne [130] me persuadasse que je n'entrois pour rien dans la fuite soudaine de sa fille. Sans le croire précisément, je l'écoutai avec plaisir, et j'en eus un très-vif lorsqu'il me jura sur sa parole d'honneur que le matin même elle l'avoit assuré que son coeur étoit libre, et qu'elle m'épouseroit sans peine. -- Je ne l'ai point contrainte, me dit-il avec serment, et demain, si sa santé le lui permet, elle pourra vous le dire elle-même. O mon ami! qu'il est aisé de croire ce qu'on désire avec ardeur! Je sortis presque persuadé; et ce lendemain et les jours qui le suivirent confirmèrent mon illusion. J'observois ma jeune épouse: elle me parut que très-timide; d'ailleurs, rien n'annonçoit la moindre répugnance. Notre mariage fut fixé à huit jours par le roi. Elle y consentit sans demander aucun délai; et même, une fois qu'il en fut question, elle insista la première pour que ce retard n'eût pas lieu. J'aurois dès ce temps-là cherché à [131]m'attirer au moins sa confiance et son amitié; mais dans le peu de visites que je lui rendis, le baron crut qu'il étoit de l'étiquette de ne pas nous quitter un instant. Elle parloit peu; mais ce peu étoit prononcé avec tant de grâces et si bien placé, que tous les jours je m'attachois davantage à elle, et que j'étois persuadé que je serois le plus heureux des hommes. La veille de la cérémonie, qui devoit se faire à la campagne, je crus cependant apercevoir des traces de chagrin sur son charmante visage. Ses yeux étoient rouges; son coeur paroissoit oppressé, on voyoit qu'elle s'efforçoit de prendre sur elle. J'en fus très-ému; et saisissant une minute où son père nous avoit quittés, je m'approchai d'elle avec tendresse. Belle Caroline, lui dis-je, seroit-ce l'approche de mon bonheur qui fait couler vos larmes? Elle baissa les yeux, garda quelques instans le silence; enfin, elle dit à voix basse: On ne s'engage pas pour la vie sans effroi; [132] mais je vous crois bon et généreux, M. le comte, et cette idée me rassure. Il ne tiendra qu'à vous que je me trouve heureuse. J'allois lui répondre, lorsque son père entra. Elle reprit bientôt son ton naturel, et ne me parut pas redouter le moment qui s'approchoit. Comment donc aurois-je pu soupçonner le coup qui m'attendoit? Alors racontant tout ce qui s'étoit passé le jour de son mariage, il tira de son portefeuille cette lettre que Caroline lui remit elle-même, et qu'on a vue ci-devant. Tenez, mon ami, dit-il à Lindorf, en la lui remettant; lisez et voyez à quel point je dus être atterré. C'est ici que le pauvre Lindorf eut besoin de tout son courage. Il prit d'une main tremblante et parcourut seulement des yeux cette lettre si naïve, si touchante, tracée par celle qu'il adoroit. En la rendant au comte, il voulut dire quelque chose, mais il ne put rien articuler. Il se jeta dans ses bras, le serra contre son coeur, [133] et quelques larmes qu'il ne put retenir s'échappèrent sur ses joues. Si le comte avoit eu le moindre soupçon de la vérité, cette émotion excessive le lui auroit sans doute confirmé. Mais il n'en avoit aucun, et n'y vit qu'une grande sensibilité, excitée peut- être par quelque rapport de situation. Cher Lindorf, lui dit-il alors, lorsqu'il fut un peu calmé, vous partagez trop vivement ma situation; je crains même d'avoir rouvert, sans le savoir, la plaie de votre coeur: peut-être aussi quelque lettre cruelle . . . Ah! je devois encore me taire, et vous cacher ce fatal secret. Vous avez assez de vos peines. Je vous ai mal connu quand j'ai pensé que les miennes seroient un motif de consolation; je vois au contraire qu'elle les aggravent. Pardonnez, cher et sensible Lindorf: cette preuve de votre amitié, du vif intérêt que vous prenez à ma situation, me pénètre. Ah! Walstein, Walstein, s'écria [134] Lindorf, accablé sous le poids des remords, en se cachant le visage de ses deux mains! et peut-être il alloit découvrir le véritable motif de son émotion et de ses larmes; mais le serment qu'il avoit fait à Caroline de ne la point nommer lui revint dans l'esprit, et lui parut le premier des devoirs . . . Il s'arrêta. -- Le comte ne l'auroit également pas laissé continuer. Venez, mon ami, lui dit-il; allons nous promener dans votre parc. Nous reprendrons une autre fois cette conversation . . . et ils sortirent ensemble. Le comte lui parla du pays et de la cour qu'il venoit de quitter; il entra dans les détails les plus intéressans et les plus curieux. Son génie, naturellement observater, son rang, les distinctions flatteuses de l'auguste souveraine de ces vastes états, qui lui témoignoit la plus grande estime, l'avoient mis en état de tou voir et de bien juger. Cet entretien, qu'il animoit et prolongeoit pour donner à Lindorf le temps [135] de se remettre, le calma en effet insensiblement, et lui fit le plus grand plaisir. Personne n'avoit l'art de se faire écouter et de captiver l'attention comme le comte de Walstein. Une éloquence douce, persuasive, un son de voix qui alloit au coeur, le meilleur choix des termes, rendoient sa conversation on ne peut plus agréable. Beaucoup de savoir sans prétention, sans pédanterie, souvent des traits heureux placés avec goût, et ce genre d'esprit qui sait faire ressortir celui des autres, en faisoient véritablement un homme très-aimable dans toute l'étendue de ce mot, souvent trop prodigué. On ne sortoit jamais d'avec lui sans avoir appris quleque chose, et sans être en même temps très-content de soi-même. Depuis son mariage, il avoit perdu de cette gaîté de la première jeunesse, que son accident même n'avoit pas altérée. Mais elle étoit remplacée par une imagination brillante, une énergie, un feu qui n'appartenoient qu'à lui et [136] qu'on ne peut exprimer. En l'écoutant, on ne pensoit plus à sa figure; et plus d'une fois, à la cour de Pétersbourg, il n'avoit tenu qu'à lui de la faire oublier. Disons aussi, puisque nous en sommes sur cet article, que cette figure si maltraitée s'étoit racommodée au point que Lindorf en fut surpris; et Caroline, qui ne l'avoit vu qu'au sortir d'une maladie de deux mois, l'auroit été bien davantage. Ses cheveux, que la fièvre avoit fait tomber alors entièrement, ètoient revenus en abondance, parfaitement bien plantés et toujours arrangés avec soin. Le temps et un peu d'embonpoint avoient presque effacé les traces de sa cicatrice, et lui donnoient un air de santé, de jeunesse, bien différent de ce teint jaune, de cette maigreur effrayante qu'il avoit lors de son mariage. Un large ruban noir cachoit encore l'oeil qu'il avoit perdu; mais l'autre étoit si beau, que ce ruban, qui n'ôtoit rien à la noblesse de sa figure, excitoit plutôt un tendre regret [137] qu'un sentiment d'horreur. Un peu d'attention sur lui-même lui avoit fait aussi redresser sa taille. Elle n'étoit plus remarquable que par une attitude aisée et négligée, bien préférable à la roideur. Il boitoit encore, il est vrai; mais on ne marche pas toujours, et il marchoit peu. On peut donc imaginer qu'avec de très-belles dents et beaucoup d'expression dans la physionomie, le comte de Walstein, alors âgé de 32 ans, n'étoit pas un objet bien effrayant. S'il avoit été de même deux ans plutôt, Caroline seroit restée dans le salon, la lettre n'eût point été écrite, et ce livre n'existeroit pas. Tout est donc bien comme il est. Revenons à nos deux amis. Il rentrèrent au château presque à l'entrée de la nuit. Lindorf, qui s'étoit laissé entraîner par le plaisir d'avoir retrouvé son ami et de l'entendre, en revint bientôt à son idée habituelle. Impatient de savoir quelle résolution le comte avoit prise sur Caroline, il [138] le supplia d'achever son histoire. Elle est finie jusqu'à ce moment, reprit le comte, et les choses en sont toujours au même point. Vous me connoissez assez pour savoir, sans que je vous le dise, que je n'eus garde de m'opposer à une demande aussi forte, aussi touchante, aussi raisonnable même que l'étoit celle de Caroline. J'obtins, non sans peine, qu'elle retourneroit à Rindaw auprès de l'amie qui l'avoit élevée. Le roi, fâché sans doute qu'une union qu'il avoit arrangée tournât de cette manière, exigea le plus profond secret. Mais moi, interrompit Lindorf vivement, ne devois-je être excepté . . . O mon ami! ne suis-je pas dans le cas de vous faire des reproches . . . Quoi! me cacher l'événement le plus intéressant de votre vie! Il est vrai, cher Lindorf, et souvent je m'en suis fait à moi-même; mais un secret exigé par le roi, l'habitude où je suis de les garder . . . Malgré cela, je crois bien que, si je vous avois vu, je [139] n'aurois pu prendre sur moi de vous faire un tel mystère. La crainte d'une lettre perdue, et la certitude que cette confidence vous affligeroit, m'ont plus retenu, peut-être, que les ordres du roi. En effet, il est heureux pour vous de n'avoir pas su plus tôt mon secret. Lindorf ne répondit rien; il sentoit trop vivement le contraire; mais il ne s'attendoit pas à ce qui devoit suivre . . . -- Mon ami, ajouta le comte en souriant, vous êtes jeune et sensible; ma petite femme est charmante; vous auriez voulu la voir; je vous en aurois prié moi-même; et votre coeur, libre alors, eût peut-être subi une épreuve cruelle, que je me félicite de vous avoir épargnée. Vous souffrez également par l'amour, il est vrai. Mais, quel que soit l'excès de vos malheurs, croyez que vous souffririez plus encore, si l'objet de votre amour étoit la femme de votre ami; et Caroline elle-même vous auroit-elle connu sans danger pour son coeur? (et lui frappant doucement sur l'épaule, [140] il ajouta): Mon cher baron, je vous chéris comme ami, mais je vous crains comme rival. Pauvre Lindorf! Heureusement c'étoit entre jour et nuit, dans une salle assez obscure; peut- être avoit-il choisi tout exprès ce moment pur renouer l'entretien. Dès qu'il put parler: J'espère, dit-il, que le comte de Walstein ne pense pas, n'imagine pas que je puisse jamais être son rival, et qu'il me rend la justice de croire que le seul titre de son épouse auroit suffi pur me garantir . . . -- Oui, si l'on peut l'être contre la jeunesse, les grâces, l'esprit et la beauté. Mais ne prenez point au sérieux une plaisanterie que je ne me serois pas permise s'il y avoit eu quelque danger . . . Vous n'en êtes que trop à l'abri dans ce moment; d'ailleurs, vous ne verrez point la comtesse, et peut-être que moi-même . . . -- Vous-même! -- Mon ami, je ne sais ce que je dois faire. Peut- être tant de difficultés irritent un sentiment que huit jours de connoissance [141] ne devroient pas rendre bien vif; cependant il m'occupe sans cesse. Je sens plus que jamais que le bonheur de ma vie seroit de vivre avec elle, de faire le sien, d'en être aimé autant que je puis l'être; et jamais je n'eus moins d'espoir dy parvenir. Lindorf écoute en silence, les yeux baissés. Elle est toujours à Rindaw, continua le comte, d'où elle n'est point sortie depuis notre séparation. Elle y vit dans la plus profonde retraite, sans voir jamais personne, ni goûter aucun des plaisirs de son âge. Deux mois passés à la cour lui avoient cependant appris à les connoître. Elle avoit paru surtout (m'a-t-on dit) aimer la danse avec passion; et cependant, le croiriez-vous, tous ces goûts si naturels à seize ans, cèdent à l'antipathie affreuse qu'elle a conçue contre moi. Elle lui donne une force, une fermeté incroyables; et Caroline ensevelit avec plaisir sa jeunesse et ses charmes dans la solitude, pour ne pas vivre avec un époux [142] qui lui fait horreur. Avez-vous de ses nouvelles depuis votre retour, lui dit Lindorf à voix basse? êtes-vous sûr qu'elle persiste dans cet injuste éloignement? Je n'en suis que trop sûr, reprit le comte en cherchant des papiers dans son portefeuille. Voici une lettre d'elle à son père;1 il l'a reçue depuis peu, et me l'a laissée. Lisez-la; vous verrez qu'elle lui déclare qu'elle veut rester à Rindaw, et qu'elle n'a pu soumettre encore ni son coeur ni sa raison aux liens qu'on lui a donnés. Lindorf la prit, la lut comme il avoit lu la précédente, remarqua la date, et vit qu'elle avoit été écrite le jour même qu'il écrivoit le cahier. Il soupira amèrement, et la rendit en silence. Le chambellan, reprit le comte, m'a dit qu'il y avoit répondu comme il convenoit; et, de sa part, cette phrase [143] m'a fait trembler. Ce sera sans doute avec dureté, avec despotisme. Peut- être qu'en ce moment ma jeune épouse, noyée dans ses pleurs, m'accuse de cette nouvelle tyrannie, et sa haine s'augmente encore. Heureux du moins dans mon malheur, que cette haine ne provienne pas d'un autre attachement! . . . O mon cher Lindorf! parlez; guidez-moi. Que dois-je faire dans une circonstance aussi délicate? J'attends de vous un conseil salutaire. Un conseil! dit Lindorf en hésitant; le comte de Walstein n'en doit recevoir que de son propre coeur. Je t'entends, mon ami, reprit le comte; et ce coeur m'a déjà dicté ce que je devois faire. Nous verrons dans la suite ce que c'étoit. Laissons respirer Lindorf, qui n'avoit de sa vie autant suffert que pendant ce pénible entretiens. Laissons reposer le comte des fatigues de son voyage, et revenons à Caroline. |
1Il n'avoit pas encore reçu celle que Caroline lui avoit écrite le même jour et adressée à Pétersbourg.