[Le projet de la chanoinesse, Volume II, pp. 176 - 187] [176] Un jour, c'étoit le troisième depuis que la lettre de Caroline étoit partie, elle lui dit que depuis long-temps elle avoit envie de visiter son chapitre, et d'y passer quelque temps; que c'étoit un devoir qu'elle avoit trop négligé; qu'elle vouloit le remploir encore une [177] fois avant sa morte; qu'elle partiroit dès le lendemain, et qu'elle la prioit de l'accompagner. Caroline, surprise de cette résolution subite, lui représenta vainement que son âge, ses infirmités, une permission qu'elle avoit obtenue depuis long-temps de vivre à Rindaw, la dispensoient de tout devoir. La chanoinesse insista si fort, qu'elle n'osa pas la contrarier, d'autant plus qu'elle se fit elle-même un vrai plaisir de ce petit voyage. Il retarderoit son entrevue avec son père, l'éloigneroit quelque temps d'un séjour qui lui rappeloit trop de choses, et la distrairoit de sa mélancolie. Un autre motif s'y joignit encore; elle avoit toujours désiré de former une liaison avec quelque jeune personne de son âge. Cette espèce de sentiment manquoit à son coeur, et depuis quelque temps surtout elle éprouvoit plus vivement encore le besoin d'une amie. La baronne de Rindaw étoit bien la sienne; mais ce respect [178] que l'on conserve pour ceux qui nous ont élevés; cette différence immense de leurs âges, qui lui donoit la crainte continuelle de la perdre d'un jour à l'autre; l'effroi de la solitude où la mort de cette unique amie la laisseroit: tout augmentoit ce désir ardent d'en trouver une autre plus rapprochée d'elle, dont l'âme répondît à la sienne, avec qui elle pût parler de tout ce qui l'agitoit, et entretenir, dans l'absence, une correspondance qui lui paroissoit d'avance un des plus grands charmes de la retraite où elle comptoit passer ses jours. Ah! pensoit-elle souvent, si j'avois seulement une amie telle que je me l'imagine, combien je l'aimerois, et comme je saurois m'en faire aimer! Un sentiment si doux suffiroit pour remplir mon coeur; j'oublierois bientôt que j'en ai connu de plus vifs, et que celui à qui je voudrois les consacrer tous à présent ne peut plus les partager . . . Quand dans les libres nouveaux qu'on [179] leur envoyoit de Berlin, elle trouvoit une correspondance entre deux amies, son coeur palpitoit; elle soupiroit,et disoit tristement: Et moi je n'ai personne [sic: persone] à qui je puisse écrire tout ce que je pense. Je n'ai point de lettres à attendre, à recevoir; et cela lui paroissoit le comble du malheur. Mais lorsque la chanoinesse lui proposa ce petit voyage, elle imagina tout de suite qu'un séjour dans un chapitre où l'on élevoit plusieurs demoiselles de distinction lui fourniroit certainement l'occasion de former une liaison d'amitié avec quelques-unes d'entre elles, et même celle de pouvoir faire un choix. Elle céda donc avec plaisir aux volontés de sa maman, et se prépara pour le lendemain. Dans ses projets de confidence pour sa future amie, elle ne manqua point d'emporter avec elle son précieux cahier et ses lettres, qui étoient devenus presque son unique lecture, et moins encore son cher petit portrait, qui ne quittoit plus son sein, et qu'elle aimoit [180] tous les jours davantage. En attendant qu'elle eût une amie, il lui en tenoit lieu; il étoit devenu le confident de ses plus secrètes pensées. C'étoit à lui qu'elle avouoit le regret mortel qu'elle éprouvoit, en croyant avoir perdu sans retour, et l'estime, et l'amitié de son époux. Cette physionomie expressive et sensible paroissoit l'entendre, lui répondre, la rassurer; et ses momens les plus doux étoient ceux où elle avoit avec lui cette conversation muette. Le lendemain, de très-bonne heure, la chanoinesse, Caroline, et leurs femmes de chambre montèrent en berline. Madame de Rindaw étoit de la plus grande gaîté; elle fut prête la première, et paroissoit se faire un extrême plaisir de cette course. Comme elle n'y voyoit plus du tout, et qu'elle n'étoit distraite par rien, elle causoit beaucoup, et vouloit qu'on lui rendit compte de tous les endroits où l'on passoit. Ce fut d'abord dans cette route sur [181] laquelle donnoit le pavillon où Caroline avoit entendu Lindorf pour la première fois, où depuis elle s'étoit entretenue si souvent avec lui, et l'avoit enfin vu s'éloigner pour jamais. Un peu plus loin, elle aperçut les tours de château de Risberg, et côtoya le parc où elle s'étoit égarée, et où elle avoit rencontré Lindorf. C'est alors qu'elle put connoître la différence des sentimens qui l'agitoient dans ce temps-là, de ceux qu'elle éprouvoit actuellement. Son coeur ne palpita point; mais il se serra péniblement. Au lieu d'attacher des regards attendris sur les endroits qui lui retraçoient un amour qu'elle n'avoit plus, et qu'elle se reprochoit encore, elle les détourna, et regarda du côté opposé, en pensant douloureusement à tous les torts qu'elle avoit avec son époux. Tout le reste du voyage se passa sans aucun évévement. La vieille baronne le soutint très- bien, et conserva sa bonne humeur. Elle n'appeloit plus [182] Caroline que ma chère comtesse, et la nommoit à chaque instant. Souvent aussi elle voulut parler du comte; mais Caroline, plus prudente qu'elle, retenue par la présence des femmes de chambre, craignant également d'en dire trop ou trop peu, détournoit la conversation. Le chapitre où elles alloient étoit à quelques journées de Rindaw. Caroline ne se croyoit pas éloignée, et s'impatientoit d'arriver, lorsqu'elle vit le cocher enfiler l'avenue d'un grand et antique château, dont elle avoit aperçu de loin les girouettes. Elle en témoigna sa surprise à son amie, qui, d'un air content, lui répondit qu'on suivoit ses ordres, et qu'elle vouloit voir en passant un ami qui demeuroit là. Caroline n'eut pas le temps de faire d'autres questions sur cet ami, dont jamais elle n'avoit entendu parler; elles étoient déjà dans la cour du château. La chanoinesse appelle son laquais, et lui ordoner d'aller savoir si M. le [183] comte de Walstein est là, et si deux de ses amies peuvent avoir le plaisir de le voir. A ce nom, Caroline se doute de la vérité, fait un cir, et peut à peine articuler: Eh! grand Dieu! maman, ai-je bien entendu? où sommes-nous? où m'avez-vous amenée? -- Au château de Ronebourg, répondit la baronne en riant, et je t'amène à ton époux. La pauvre Caroline n'a pas même entendu toute cette phrase. Ses sens l'ont abandonnée; elle est tombée sans la moindre connoissance sur l'épaule de son imprudente amie. Sa femme de chambre la relève, la soutient, dit à la chanoinesse l'état affreux où est sa maîtresse, lui demande un flacon que celle-ci ne trouve point. Elle se désespère alors, se repent trop tard de ce qu'elle a fait, et Caroline, toujours évanouie, ne donne pas le moindre signe d'existence. [184] Tout cela se passoit dans la berline, au milieu de la cour du château, tandis que le laquais s'acquittoit de sa commission, et qu'on cherchoit le comte, qui se promenoit dans le parc avec Lindorf. Enfin on l'a trouvé. Il ne comprend rien à cette visite, à ces amies inconnues; car la chanoinesse, qui vouloit jouir des grandes surprises, avoit défendu qu'on la nommât, et le comte, qui avoit reçu seulement la veille la réponse de Caroline, n'avoit garde d'imaginer que ce fussent elle et la baronne. Il se presse de venir recevoir les dames qu'on lui annonce; son ami le suit. Ils arrivent, et le premier objet qui se présente à leurs yeux, c'est Caroline, sans aucun sentiment, les cheveux détachés, le sein découvert, son lacet coupé, qu'on efforçoit de sortir comme on pouvoit de la berline, et la baronne tout en larmes, jetant les hauts cris, appelant l'univers entier [185] au secours, s'accusant de la mort de Caroline, et jurant de ne pas lui survivre. Si un pareil spectacle dut frapper le comte, même avant de savoir ce qu c'étoit, qu'on juge de l'impression qu'il fit sur Lindorf. Au premier instant, il a reconnu Caroline, et peut à peine en croire ses yeux, et la vive émotion de son coeur. Grand Dieu! que vois-je? s'écrie-t-il en se précipitant auprès du carrosse. Alors il n'en peut douter. Mais la pâleur de Caroline, ses yeux fermés, les cris de son amie, lui persuadent qu'en effet elle vient d'expirer, et bientôt son état diffère peu du sien. Le comte, qui ne comprenoit rien encore à tout ce qu'il voyoit, et qui, marchant difficilement, arrive un peu après Lindorf, le voit chanceler, et n'a que le temps de le soutenir dans ses bras. Il se ranime bientôt; mais c'est pour se livrer au plus affreux désespoir, c'est pour dire au comte: "C'est elle; c'est votre Caroline; c'est la [186] mienne! c'est celle que j'adorai, qui n'existe plus, et que je veux suivre au tombeau . . . " En disant cela, il s'arrache avec violence des bras du comte, qui, atterré de ce qu'il entend, de ce qu'il voit, ne sachant ce qu'il doit croire, cherche à percer une foule de domestiques, que les cris de la chanoinesse et de ses gens ont attirés, et qui entourent le carrosse. Il y parvient avec peine. On venoit d'en tirer Caroline; et le grand air commençoit à lui rendre l'usage de ses sens. Elle entr'ouvroit les yeux, faisoit quelques mouvemens; et sa femme de chambre, assise par terre la soutenoit contre elle pendant qu'on étoit allé chercher un fauteuil pour la transporter plus commodément. La pauvre chanoinesse, toujours au fond de sa berline, où elle payoit cher son imprudence, s'agitoit, pleuroit, réclamoit le comte, et ne se calma que lorsq'on lui dit qu'il étoit là, et que Caroline se ranimoit. |