[Une fièvre ardente: "Tu me fuis . . . mais je te suivrai partout", Volume II, pp. 187 - 200] [187] Oui sans doute il étoit là; mais il ne savoit pas encore si tout ce qui se passoit n'étoit pas un songe, une illusion. Caroline à Ronebourg, et paroissant y être amenée avec violence, puisqu'elle y arrivoit mourante! Le désespoir et la fuite de Lindorf, qui avoit disparu, étoient peut-être encore un plus grand sujet de surprise. Ces mots retentissoient à l'oreille du comte: C'est votre Caroline; c'est la mienne; c'est celle que j'adorai! Quoi! ce seroit Caroline que Lindorf aimoit, dont il étoit aimé! . . . Il cherchoit encore à en douter, à se persuader que son ami, égaré par la douleur, s'étoit trompé. Mais malgré le changement que deux années avoient apporté à la figure de Caroline, et celui que qui lui causoit son état actuel, il ne put long-temps la méconnoître. Après l'avoir regardée quelques instans en silence, il se jette à ses pieds, prend ses mains, et les presse avec ardeur contre ses lèves. Elle entr'ouvre les yeux, ne se rappelle distinctement [188] rien, ne sait où elle est, qui est cet homme posterné devant elle. Trop foible pour rien articuler, elle retire doucement ses deux mains, qu'il pressoit toujours dans les siennes, les joint ensemble, pose sa tête dessus, et verse un déluge de larmes. Le comte, toujours à genox devant elle, pleure avec elle, cherche à la calmer, à la rassurer, lorsqu'il entend les cris répétés de madame de Rindaw, qui ne cessoit de l'appeler du fond de sa berline, et qui continuoit à s'impatienter. Elle l'appelle enfin si haut, qu'il est contraint de laisser Caroline, et d'aller à elle. Ce fut au moins avec l'espoir d'apprendre quelque chose sur cette étrange aventure; mais la pauvre femme étoit si émue, si agitée, disoit tant de choses à la fois, qu'il n'étoit pas possible d'y rien comprendre. Le comte, d'ailleurs en s'approchant d'elle, fut frappé d'une autre idée. Il ignoroit tout-à-fait le malheureux état de sa vue. Ce fut un nouveau trait de [189] lumière pour lui. Il se rappelle à l'instant cette vieille parente aveugle dont celle que Lindorf aimoit prenoit tant de soin; et ce qui, dans le temps même, auroit contribué à détourner ses soupçons, s'il en avoit eu, ne lui laissa plus alors le moindre doute. Cependant il lui aida à descendre, et la conduisit auprès de Caroline, que l'on venoit de placer dans un fauteuil. La chanoinesse ne fut rassurée sur sa vie que lorsqu'elle lui dit d'une voix bien foible, et avec le ton du reproche: Ah! maman, maman, qu'avez-vous fait? Peu à peu ses idées étoient revenues: mais elle étoit encore si abattue et si souffrante, que ses yeux étoient fermés, et qu'elle n'auroit pu se soutenir. Le comte donna des ordres pour qu'on la transportât doucement au château. Il offrit le bras à madame de Rindaw, et ils la suivirent. On décida de mettre Caroline au lit; elle-même parut le désirer. La chanoinesse voulut rester auprès d'elle; et le comte, après [190] lui avoir baisé la main, qu'elle ne retira plus, les laissa dans son appartement, et se hâta de passer dans celui de Lindorf, dont il étoit extrêmement inquiet. Il ne le trouva point; mais en parcourant sa chambre des yeux, il vit sur son bureau une lettre cachetée. Il la regarda: elle étoit à son adresse. Il l'ouvre avec émotion, et lit ce qui suit, tracé par une main tremblante, et se ressentant du désordre où étoit Lindorf en l'écrivant. "L'événement le plus inattendu, le plus incompréhensible, vient de vous découvrir le fatal secret que je voulois emporter au tombeau. Je n'ai pas été le maître de mon premier mouvement. Voir Caroline expirante, et se taire, c'étoit au-dessus des forces de l'humanité . . . Oui, mon cher comte, c'est elle-même que j'adorai sans la connoître, sans imaginer que vous eussiez aucun droit sur elle. J'atteste le ciel qu'à l'instant où je l'appris, je m'éloignai d'elle [191] avec la ferme résolution de ne la revoir de ma vie. Pouvois-je prévoir que dans ma retraite, que chez moi-même . . . Grand Dieu! il manquoit à mes crimes, à mon affreuse destinée, de trahir mes sermens, et de porter le trouble dans votre âme. O Walstein! rassurez-vous. Vous possédez le modèle de l'innocence, de la vertu, de toutes les vertus. Elle seule étoit digne de vous, et vous étiez le seul mortel digne d'elle. Puissiez-vous faire long-temps votre bonheur mutuel . . . Pour moi, je pars; je vous délivre pour jamais d'un malheureux ami, qui semble n'exister que pour votre tourment. Mais j'ose encore vous demander une dernière grâce: que votre épouse ignore, et que je l'ai vue, et que vous êtes instruit de ma fatale passion. Ou je suis bien trompé, ou c'est elle-même qui vous l'apprendra, qui n'aura bientôt plus de secrets pour vous. Il vous sera plus doux de le devoir à sa confiance [192]; et je n'emporterai pas l'affreuse idée qu'elle puisse croire que je l'aie trahie . . . Adieu, mon cher comte! Adieu, Caroline! Adieu pour toujours, uniques objets d'un coeur également déchiré par l'amour et par l'amitié. Oubliez le malheureux Lindorf, mais ne le haïssez pas. P. S. Vous voudrez bien vous regarder à Ronebourg comme chez vous; je laisse mes ordres en conséquence. Je vous écrirai encore une fois, mon cher comte, lorsque mon séjour sera fixé, pour m'assurer que vous me pardonnez, et que vous êtes heureux. Vous ne pouvez manquer de l'être, puisqu'elle vit, puisqu'elle vous est rendue! Je vous promets de ne point attenter à mes jours, et de les passer loin de vous et loin
d'elle." Cette letter avoit été tracée avec tant d'émotion et de rapidité, que le comte put à peine la lire Il ne fit que la parcourir [193] pour le moment, et ressortit pour parler à Varner, valet de chambre de Lindorf. Son projet étoit de faire courir sans délai après lui, et de tâcher de l'engager à revenir; mais il sut bientôt que c'étoit impossible. Lindorf, après s'être convaincu qu'il avoit pris une fausse alarme, et que l'état où il avoit vu Caroline n'étoit qu'un profond évanouissement dont elle commençoit à revenir, ne s'étoit donné que le temps de faire seller un cheval anglois, coureur excellent, d'écrire pendant ce temps-là la lettre qu'on vient de lire, et de partir au grand galop. Il avoit seulement dit à Varner d'arranger tout pour le joindre avec ses équipages dans le lieu qu'il lui marqueroit. Et après lui avoir recommandé les soins les plus soutenus pour la compagnie qu'il laissoit au château, il étoit disparu, défendant qu'on le suivît . . . Lorsque le comte sut qu'il n'y avoit aucun espoir de le ramener ce jour là, [194] il fit promettre à sa valet de chambre de l'avertir des premières nouvelles qu'il recevroit. Il relut sa lettre, qui l'attendrit jusqu'aux larmes. Ne pouvant plus resister ensute au désir de savoir les motifs de cette étrange arrivée, il fit demander à la chanoinesse s'il pourroit l'entretenir quelques instans dans un salon attenant à la chambre où l'on avoit mis Caroline. Elle s'y rendit tout de suite, étant tout aussi impatiente de parler, que le comte l'étoit de l'entendre. Après lui avoir dit que la comtesse reposoit, elle ajouta d'un ton gracieux: Quoique ceci n'ait pas tourné précisément comme je l'aurois voulu, ne me savez-vous pas quelque gré, M. le comte, de vous l'avoir amenée? -- Avant de vous témoigner ma reconnoisssance, madame, je voudrois être sûr qu'elle n'a point été forcée de faire cette démarche. -- Forcée! M. le comte, forcée! En vérité vous n'y pensez pas; vous ne me connoissez pas. Est-ce moi qui forcerai [195] jamais cette chère enfant à quoi que ce soit? No, M. le comte, c'est bien de son plein gré qu'elle a fait ce voyage; depuis long-temps je ne l'ai vue aussi gaie que pendant la route: c'étoit une impatience d'arriver . . . En ce cas, interrompit le comte, je n'y comprends plus rien. J'avois craint que cet évanouissement, ces larmes, ces mots qu'elle vous adressoit avec le ton du reproche . . . Mais ce n'étoit que la surprise de se trouver ici près de vous . . . l'émotion d'une première entrevue . . . que sais-je? ces jeunes personnes sont si timides! J'avoue bien que j'aurois mieux fait de la préparer doucement . . . Mais, d'un autre côté, ceci fera événement; et si jamais on écrit votre histoire, c'en sera l'incident le plus intéressant. Le comte qui ne connoissoit point la tournure romanesque de son esprit, surpris de ce propos, la regarda avec étonnement, lui en demanda l'explication, et apprit enfin que si ce n'étoit [196] pas par violence qu'on avoit amené Caroline à Ronebourg, c'étoit avec une supercherie, qu'il fut loin d'approuver. Il le dit naturellement à la chanoinesse, qui s'en excusa sur son désir ardent de les voir réunis, et sur sa crainte de n'y pas réussir par un autre moyen. Cependant, dit-elle, si j'avois pensé . . . mais j'avoue que cela m'étoit totalement sorti de l'esprit. -- Quoi, cela! reprit le comte. -- Oh! rien, rien du tout. C'est quelque chose que je ne puis dire, et qui sûrement est la cause de cette terrible émotion . . . Mais, à propos, M. le comte, je viens d'apprendre que nous sommes ici chez M. le baron de Lindorf . . . Cette terre est donc à lui? -- Oui, madame; est-ce que vous l'ignoriez? J'aurois dû le savoir, mais j'ai mal compris tout cela; depuis quelque temps j'ai la tête si foible . . . J'ai cru, je ne sais pourquoi, que ce Ronebourg étoit à vous. -- Non, madame; mais c'est la même chose. M. le baron de Lindorf est mon intime ami; il ma prié [197] en partant de me regarder ici comme chez moi. -- En partant, dites-vous? il est donc absent? -- Oui (répondit le comte, on souriant malgré lui de la prudence de la chanoinesse, qui disoit tout en ne voulant rien dire), il est absent pour quelque temps. -- En vérité, j'en suis enchantée, et cela se rencontre au mieux. -- Pourquoi donc, madame? -- Mais, je ne sais . . . pour ne pas lui donner la peine, l'embarras . . . La pauvre femme ne savoit trop que dire. Elle s'apercevoit à regret qu'elle avoit pensé trop haut, ce qui lui arrivoit souvent, et tremblant d'avoir découvert un secret qu'elle croyoit de la plus grande importance de cacher avec soin. -- Ah! oui, j'entends, dit le comte en souriant encore; l'embarras de recevoir des étrangers, car sans doute mon ami n'a pas le bonheur de vous connoître? Malgré sa bonne intention, il ne fut pas possible à la chanoinesse de mentir avec l'intrépidité que l'occasion exigeoit. -- Non, [198] pas précisément. Il s'est trouvé par hasard cet été notre voisin de campagne; son château de Risberg touche à ma terre, et nous l'avons vu tous les jours. Il est un peu léger, votre ami . . . Le comte, qui trouvoit cette femme et cette conversation bien singulières, alloit défendre son rival et la faire parler encore, lorsque des cris répétés les attirèrent dans la chambre de Caroline. Elle venoit de se réveiller dans l'état le plus affreux. Une fièvre ardente, du délire, même un peu de transport, annonçoient le commencement d'une maladie dangereuse; et sa femme de chambre qu'elle ne reconnoissoit point, ne pouvant la retenir, avoit pris le parti d'appeler au secours. Le comte, pénétré, s'approcha de son lit, dont elle vouloit absolument sortir. -- Qu'on me remène à Rindaw, disoit-elle; je ne veux point le voir . . . il me tueroit. Je partirai plutôt seule à pied; j'irois au bout de monde pour l'éviter. Dans d'autres momens, son [199] imagination lui présent Lindorf; elle prenoit le comte pour lui, le repoussoit loin d'elle, le conjuroit de s'éloigner, lui reprochoit d'être la cause de tous les tourmens de sa vie. D'autres fois, croyant parler au comte, elle disoit du ton le plus tendre: O toi que j'ai connu trop tard pour mon bonheur, je t'aime, je t'aimerai toujours! Tu me fuis, tu ne veux plus me voir, mais je suivrai partout. Le comte, prévenu, prenoit pour lui ce qu'elle adressoit à Lindorf, et pour Lindorf ce qui le regardoit lui-même, mais n'en étoit pas moins consterné de la voir aussi mal. Il ne la quitta point de toute la nuit, après avoir obtenu de la chanoinesse de coucher dans un autre appartement. Caroline passa cette nuit dans la même agitation et dans des revêries [sic] continuelles. Dès la pointe du jour, le comte envoya chercher un médecin dans la ville la plus prochaine, et fit partir un coureur en toute diligence, pour amener de Berlin le médecin de [200] la cour. Il crut devoir en même temps faire venir le chambellan. Mais ne voulant pas trop l'alarmer, il lui manda simplement qu'il le supplioit de se rendre tout de suite à Ronebourg pour une affaire de la dernière importance. |