Caroline de Lichtfield


[Le comte, en proie à la douleur la plus vive, Volume II, pp. 200 - 231]

[200] Quand ses ordres furent donnés, le comte revint à son poste, auprès du lit de sa chère malade, dont il ne s'éloignoit qu'à regret. Peu de temps après, le médecin de la petite ville prochaine arriva. Le comte connut bientôt son ignorance, et n'en fut que plus alarmé. Il décidoit que c'étoit la petite vérole; la chanoinesse affirmoit que Caroline l'avoit eue à Rindaw, dans son enfance; elle en indiqua même quelques traces légères qui ne laissèrent point de doute. La fièvre et le délire augmentoient à chaque instant, et, le troisième jour de la maladie, elle parut dans le plus grand danger.

Qu'on se représente l'état affreux du comte, éloigné de tout secours. Quelque diligence que son coureur eût pu faire, [201] il étoit impossible que le médecin de Berlin fût là avant le septième ou huitième jour. Le comte passa ce temps dans l'anxiété la plus cruelle, s'attendant à chaque instant à voir expirer celle qu'il adoroit.

Cette maladie, en redoublant son intérêt, avoit redoublé son attachement. Les soins assidus qu'il en prenoit, la douceur, la patience qu'elle montroit dans le momens où elle étoit à elle, ce qu'il entendoit dire aux deux femmes qui la servoient, tout enfin y ajoutoit à chaque instant. Au tourment d'avoir à trembler pour ses jours, se joignoit encore celui de se reprocher tout ce qu'elle souffroit. Il étoit convaincu que l'espèce de violence qu'on lui avoit faite, sa crainte de vivre avec lui , sa passion pour Lindorf, ses combats entre cette passion et son devoir, en étoient l'unique cause.

Ce fut dans un de ces momens de douleur, d'amour et de remords, que, prosterné à côté de son lit, il fit le voeu [202] solennel de la rendre heureuse à tout prix, si sa vie étoit conservée. -- (Dieu qui m'entendez, dit-il en élevant les mains au ciel, sauvez cette malheureuse victime de la tyrannie et de l'amour, et recevez le serment que je fais de lui sacrifier le mien, et de la céder à celui qu'elle aime.)

Caroline n'étoit pas alors en état de l'entendre. Sans doute elle l'eût prié d'être moins généreux; mais depuis vingt-quatre heures elle n'avoit plus de connoissance. Par bonheur, le premier médecin de la cour arriva ce soir là. Il ne dissimula point le danger extrême où il trouva la malade, et qu'il n'y avoit d'espoir que dans sa jeunesse; cependant il lui administra des secours qui n'avoient été que trop retardés, et déclara que si le neuvième et le treizième jour se passoient sans accident, il y auroit quelque espérance, mais que jusqu'alors il n'en pouvoit donner aucune.

Le comte, en proie à la douleur la [203] plus vive, fut encore obligé de la dissimuler, pour ménager la chanoinesse, dont l'affreuse inquiétude n'étoit pas le moindre des tourmens qu'il eût à supporter. Si la perte de sa vue donnoit, d'un côté, la facilité de lui en imposer sur l'état de la malade, c'étoit un nouveau supplice pour le comte. Elle le faisoit demander vingt fois par jour, lui répétoit sans cesse les mêmes questions, exigeoit les plus grands détails.

Lorsqu'il rendoit quelques soins à Caroline, ou bien qu'excédé de fatigue, il prenoit quelques instans de repos, c'étoit toujours les momens où elle venoit auprès de lui, ou le faisoit prier de passer auprès d'elle. On avoit une peine inouie à la retenir loin de la malade, qu'elle tourmentoit sans lui être d'aucun secours; le comte seul pouvoit l'obtenir. Elle n'étoit tranquille que lorsqu'il causoit avec elle; et lui, qui n'auroit pas voulu quitter une minute le chevet de Caroline, gémissoit d'y être souvent obligé.

[204] Il supporta tout avec une patience, une fermeté, une douceur, dont lui seule pouvoit être capable, et se trouvoit bien dédommagé de ses peines par le triste bonheur de soigner la plus adorée des femmes.

C'est alors qu'il eut une véritable reconnoissance pour la chanoinesse, de la lui avoir amenée; car il croyoit que sa maladie avoit une cause bien plus éloignée que l'émotion de cette arrivée, qui pouvoit tout au plus en avoir décidé le moment, mais qu'il attribuoit en entier à sa passion pour Lindorf et au regret de ne pouvoir être à lui. Son goût décidé pour la retraite, son projet d'y passer sa vie: tout le confirmoit dans cette idée . . . Il relut dix fois la dernière lettre qu'il avoit reçue d'elle, et l'interpréta en entier d'après ce qu'il s'étoit persuadé: pourvu que nous soyons séparés, répétoit-il douloureusement. Chère et cruelle Caroline! Mais non, c'est moi qui serois le plus cruel, le plus barabare des hommes, si j'élevois [205] plus long-temps une injuste baarrière entre deux êtres que je chéris presque également, et que je conduirois au tombeau. Caroline, Lindorf, que ne pouvez-vous m'entendre! que ne puis-je vous réunir! Il ne doutoit pas non plus que ce ne fût de Lindorf qu'elle parloit à la troisième personne, en regrettant de n'avoir pu faire son bonheur . . . Oui, tu le feras, disoit-il. Le mortel que tu préfères doit être souverainement heureux. Ai-je pu jamais me flatter de l'être? Un vain système m'avoit égaré, et je dois m'en punir. Mais s'il étoit trop tard? si Caroline nous étoit ravie? si cette morte qui la menace n'empêchoit de réparer . . . Il ne pouvoit soutenir cette image déchirante, qui cependant se renouveloit à chaque instant.

Le chambellan, qu'on avoit moins pressé que le médicin, n'arriva que le lendemain au soir; peut-être même ne seroit-il venu aussitôt: mais la lettre du comte l'avoir trouvé prêt à [206] partir pour Rindaw. Il ne fit que changer de route pour se rendre à l'invitation de son gendre, dont il étoit loin de soupçonner le motif. C'étoit un des jours de crise de la malade. Son époux ne l'avoit pas quittée, et ne pensoit plus du tout au chambellan, lorsque celui-ci, instruit à demi par les gens, qui lui disent que M. le comte est auprès de sa femme, se précipite dans la chambre, en disant à haute voix: Ma fille, la comtesse de Walstein est ici, et je l'ignore: où est- elle, que je l'embrasse? Hélas! monsieur, vous la voyez, lui dit le comte den la lui montrant. Elle étoit mieux; nous commencions à nous flatter . . . mais je crains que . . . En effet, la malade, effrayée de ce bruit, ouvre des yeux étonnés, regarde autour d'elle, se voit dans une chambre inconnue, son père, son mari près d'elle, les reconnoît tous les deux, n'a pas la force de supporter tant d'émotions à la fois, et retombe dans un transport plus alarmant que le premier.

[207] Le médecin arrive, exige que tout le monde sorte. Le comte conduit le chambellan consterné, auprès de la chanoinesse; mais bientôt, attiré dans la chambre de Caroline, il y retourne, et les laisse ensemble, espérant au moins que le chambellan le débarrasseroit du soin de garder madame de Rindaw. Ce ne fut pas pour long-temps. A peine furent-ils seuls, qu'elle se plaignit amèrement du long mystère qu'on lui avoit fait du mariage de son élève. Le chambellan se plaignit à son tour de ce qu'elle ne l'avoit pas informé de ce voyage. Enfin, de plaintes en plaintes, et de griefs en griefs, ils en vinrent presque aux injures, et parlèrent si haut, que le comte fut obligé d'aller y mettre la paix. Il les trouva tous deux agités de colère, se disant mutuellement les mots les plus piquans, toujours en s'appelant, par habitude, mon cher chambellan et ma chère baronne.

Dans tout autre moment, cette scène auroit amusé le comte; mais il ne pensa [208] qu'à la faire cesser, et à la rétablir la bonne harmonie. Ce ne fut pas sans peine qu'il y parvint; il fallut même pour cela leur rappeler leurs anciennes amours. A ce souvenir, la chanoinesse s'attendrit. Le chambellan résistoit; mais le comte ayant placé à propos le mot des obligations qu'il avoit et pouvoit avoir encore à son amie, il fut à son tour si touché de ce motif pour l'avenir, qu'il s'approcha d'elle en la priant d'excuser sa vivacité. Elle lui tendit la main avec dignité et tendresse, en lui disant qu'il abusoit de l'empire quil avoit sur elle: il la baisa respectueusement; la paix fut rétablie, et le comte revint à sa chère malade.

Il est inutile d'entrer dans le détail de tout ce qu'il souffroit pendant ces jours d'incertitude et de douleur. Tout lecteur sensible qui aura bien saisi son caractère, le comprenda facilement. Plus il prenoit sur lui, plus son âme étoit déchirée. Les derniers jours de cette cruelle maladie, il ne lui fut [209] plus possible de s'éloigner un seul instant, ne le jour ni la nuit. Il la passoit sur un fauteuil auprès du lit de Caroline; et si la nature exigeoit de lui quelques minutes d'un sommeil pénible, il se réveilloit bientôt avec la mortelle crainte de ne plus retrouver celle qui étoit devenue l'unique objet de sa vie.

Enfin, ce treizième jour, annoncé par le médecin comme devant décider de son sort, arriva, et fut très-orageux. Il fallut que le comte en supportât seul tout le poids. Il n'avoit point dit au chambellan, ni à la baronne, que peut-être le soir ils n'auroient plus de fille. Il voulut rester seul cette nuit auprès d'elle.

Qu'ils furent ardens les voeux qu'il adressoit au ciel pour qu'elle lui fût rendue! Avec quel transport il pressoit contre ses lèvres et serroit contre son coeur cette main foible et brulante! Comme ses yeux se remplissoient de larmes en s'arrêtant sur ceux de Caroline, que la fièvre seule animoit encore [210], et qui peut-être alloient se fermer pour jamais!

Sur le matin, elle eut une crise si violente, qu'elle faillit à y succomber. Le médecin, alarmé, dit qu'à moins d'un miracle, elle ne passeroit pas le jour. Le comte, hors de lui-même, abîmé dans sa douleur, ne pouvant ni soutenir plus long-temps ce triste spectacle, ni s'arracher d'auprès du lit de cette chère mourante, avoit encore la cruelle tâche de préparer le père et l'amie de Caroline à l'affreux événement qui s'approchoit. Il les avoit toujours tellement rassurés, que, loin de le redouter, ils étoient alors dans une sorte de sécurité qui leur auroit rendu ce coup mille fois plus terrible.

Le comte leur avoit promis de passer avant la nuit dans leur appartement. Il sortit donc pour y aller; mais, effrayé de ce qu'il avoit à leur apprendre, il s'arrêta quelques instans dans l'antichambre pour rassembler et recueillir ses forces. Ah! pensoit-il, [211] si ce malheureux père sentoit comme moi tout le poids du remords! si l'idée d'avoir sacrifié sa fille se joignoit à la douleur de la perdre, pourroit-il la supporter? . . . Caroline, Caroline! tes bourreaux pleurent, et tu meurs! Mais tu ne seras que trop vengée; et les tourmens que j'éprouve sont bien au-dessus de la mort.

Pendant qu'il hésitoit s'il entreroit, le valet de chambre de Lindorf, qui l'aperçut, vint à lui avec empressement, et lui dit qu'il avoit à lui parler. Il avoit reçu le matin une lettre de son maître, qui l'attendoit à Hambourg, d'où il compoit s'embarquer pour l'Angleterre. Varner partoit cette nuit même pour le joindre, et n'attendoit plus que les ordres de M. le comte.

Au lieu de lui répondre, le comte le regardoit en silence, avec un air égaré. Enfin, tout à coup, lui ordonnant de l'attendre, il passa dans son cabinet sans savoir lui-même ce qu'il devoit faire. Ecrire à Lindorf! dans [212] quel moment! et que dois-je lui dire? Irai-je plonger dans son coeur le poignard qui déchire le mien? le ferai-je revenir pour le voir expirer de douleur sur le tombeau de celle qu'il adore? Mais, dit-il en se reprenant, qu'elle idée vient me frapper tout à coup? Si Caroline . . . si c'étoit à l'amour que ce miracle, que je n'ose espérer, étoit réservé? S'il étoit temps encore? . . . si la présence de Lindorf? . . . Grand Dieu! vous n'entendez; quelques jours de plus, et Caroline peut nous être rendue. -- Je ne sais quel rayon d'espoir s'insinua dans son coeur. Il écouta ce qu'il lui dictoit, prit la plume, et écrivit à Lindorf ce peu de mots:

"Partez à l'instant, mon cher Lindorf, et faites la plus grande diligence pour vous rendre ici, où votre présence est absolument nécessaire. Je vous devrai plus que la vie, si vous ne perdez pas une minute, et si votre promptitude a le succès que j'ose espérer. Lindorf, pourquoi nous [213] avoir quittés? Pourquoi vous défier du coeur de votre ami? Mais les instans sont précieux, n'en laissez pas écouler un seul avant de vous mettre en route; je regrette même ceux que j'emploie à vous le demander. Je vous connois, LIindorf; un seul mot de moi suffisoit . . . Courez jour et nuit. Si vous ne me rencontrez pas, venez ici en droiture, si vous me rencontrez, je vous parlerai, et nous ne nous quitterons plus."

EDOUARD DE WALSTEIN
Ronebourg.

Le comte porta lui-même ce billet à Varner, en lui ordonnant de partir à l'instant, de ne s'arrêter que pour changer de chevaux, et, sur toutes choses, de se taire absolument sur la maladie et le danger de la comtesse, craignant que cette affreuse nouvelle ne mît Lindorf hors d'état de venir. S'il avoit le malheur de perdre Caroline avant l'arrivée de Lindorf, et de lui [214] survivre, il vouloit le prévenir, aller au-devant de lui, quitter ensemble le théâtre de leur désespoir, et réunir sous un ciel étranger leur douleur et leurs regrets.

Le comte étoit destiné, dans cette journée, aux sensations le plus pénibles. Il alloit rentrer chez Caroline lorsqu'on lui remit un paquet de lettres que son courrier venoit d'apporter de Berlin. Il l'ouvrit machinalement. C'étoient des lettres d'affaires, moins importantes pour lui que la seule qui pût alors l'intéresser. Il les jeta donc dans un tiroir, remettant à les lire à un moment plus tranquille, s'il pouvoit en avoir. Il y en avoit de Berlin et de Pétersbourg. Dans le nombre de ces dernières, il en vit une dont le dessus avoit l'air d'être de la main de Caroline, et ressembloit exactement à celle qu'il en avoit reçue il y avoit peu de temps. Il la prend avec émotion et surprise; il l'examine, et voit qu'elle lui étoit adressée à Pétersbourg, et qu'on la lui renvoie. [215] Il regarde le cachet, c'étoit bien celui de Caroline. Il le rompt d'une main tremblante, et lit cette lettre qu'on a vue dans le premier volume, cette lettre, écrite dans le premier moment de son désespoir de ne pouvoir être à Lindorf, avant d'avoir lu le cahier, et que, depuis cette lecture, elle s'étoit tant de fois reprochée. Ce n'étoit, hélas! qu'une conformation de son malheur et de la haine de Caroline . . . Mais, grand Dieu, qu'elle étoit cruelle! et dans quel affreux moment le recevoit-il! Quelle impression doloureuse et profonde dut lui faire cette phrase: Je crois plus généreux, M. le comte, de vous avouer à présent mes sentimens, que de vous exposer à voir périr sous vos yeux une malheureuse victime de l'obéissance: ce spectacle n'est pas fait pour votre coeur. Grand Dieu, s'écria le comte, en se précipitant à genoux, en levant au ciel ses mains et la lettre de Caroline, souffrirez-vous qu'elle périsse, cette innocente et malheureuse [216] victime? Dieu, prenez me vie, et sauvez la sienne. Il acheva cette lettre cruelle, dont chaque mot enfonçoit le poignard dans son coeur. Que ne l'ai-je reçue plus tôt! elle seroit libre, heureuse, et je n'aurois pas à trembler pour ses jours!

Quand il eut un peu calmé l'extrême agitation où cette lecture l'avoit mis, il rentra dans la chambre de Caroline, avec l'espoir que des voeux si ardens et si sincères seroient exaucés, que cet objet adoré lui seroit rendu, qu'il pourroit assurer pour jamais son bonheur . Mais quel spectacle s'offre à ses yeux! La chanoinesse, impatiente de ce que le comte ne venoit point, s'étoit fait conduire dans la chambre de la malade. Elle ne pouvoit la voir; mais, assise à côté de son lit, elle tenoit une de ses mains, et la conjuroit de lui marquer, soit en lui serrant la sienne, soit en lui disant un mot, qu'elle la reconnoissoit.

Caroline, foible, inanimée, paroissant environnée des ombres de la mort, [217] ne voyoit rien, n'entendoit rien, ne donnoit aucun signe de vie; et sa malheureuse amie se livroit au désespoir le plus affreux. Leurs femmes, debout de l'autre côté du lit, fondoient en larmes; quelques pas plus loin, le chambellan, renversé dans un fauteuil, les deux mains sur le visage, étoit absorbé dans sa douleur. Pour la première fois de sa vie, il sentoit que les richesses et les honneurs ne suffisent pas pour être heureux, et se repentoit trop tard de leur avoir sacrifié sa fille. Le médecin, consterné, assis à côté de lui, regardoit cette scène de douleur, paroissoit avoir abandonnée Caroline et tout espoir de la rappeler à la vie.

A ce spectacle, à ces différentes attitudes, le comte crut que c'en étoit fait, qu'il avoit tout perdu, et que la plus aimable des femmes n'existoit plus. Toute sa fermeté, toute sa philosophie l'abandonnèrent: un frisson mortel parcourt ses veines et lui fait espérer qu'il va la suivre. Il se précipite sur ce lit de [218] mort, colle sa bouche sur cette bouche glacée, et ne s'aperçoit pas qu'elle respire encore. O Caroline, dit-il en se relevant avec fureur, tu vas être vengée. Il alloit sortir dans l'égarement le plus affreux, et qui peut-être l'auroit conduit à terminer ses jours; mais le chambellan et le médecin l'arrêtèrent. Ce dernier lui jura que la comtesse vivoit encore, et qu'il n'avoit pas même absolument perdu tout espoir. Elle est, lui dit-il, dans un anéantissement, suite naturelle de la crise affreuse qu'elle vient d'essuyer. Ou je me trompe fort, ou cet état de syncope sera suivi d'un sommeil qui décidera de son sort. Si elle se réveille, j'ose presque assurer qu'elle sera hors de tout danger; mais j'avoue que, vu sa grande foiblesse, ce réveil est incertain.

Ah Dieu! monsieur, dit le comte en lui saisissant les deux mains, il seroit donc possible . . . Si elle nous est rendue, ma vie, ma fortuen entière suffiront-elles? -- Dans ce moment, M. le [219] comte, mon art est impuissant, et tout secours seroit inutile; il faut l'abandonner à la nature, à son tempérament, qui doit être bon, puisqu'elle a résisté jusqu'à présent, et aux soins de l'amour, qui seront plus efficaces que les miens . . . Nous allons vous laisser avec elle. Venez, M. le chambellan; je vais vous ramener chez vous; donnez à votre gendre l'exemple du courage. Il alloit l'emmener; mais une autre scène, une autre émotion les attendoit encore.

On doit être surpris du silence de la chanoinesse pendant que tout ceci se passoit. Hélas, l'infortunée! soit qu'elle n'eût pu résister à son saisissement, à l'idée d'avoir perdu sa Caroline et de lui survivre, soit que le ciel eût marqué ce moment pour la délivrer de la vie et de ses infirmités, une apoplexie foudroyante, et dont personne ne s'étoit aperçu, venoit de la frapper à l'instant même. On la trouva renversée à demi sur le chevet de Caroline, donnant encore [220] quelque légers signes de vie. On la transporta tout de suite chez elle. Les secours furent prompts, mais inutiles; elle expira quelques minutes après sans avoir repris connoissance.

Un tel événement étoit bien propre à faire une triste diversion à l'objet dont ils étoit tous occupés. Le comte même oublia quelques instans sa douleur, pour ne penser qu'à celle de Caroline lorsqu'elle ne retrouveroit plus son amie; puis se rappelant tout à coup le danger où elle elle-même, il envia le sort de la baronne, et la trouva bien heureuse de n'avoir pu survivre à ce qu'elle aimoit.

Le chambellan étoit véritablement atterré, moins du regret d'avoir perdu son ancienne amie, que de la crainte de la suivre bientôt. Il étoit plus âgé qu'elle, et cette mort subite l'avoit tellement frappé, qu'il crut aussi n'avoir plus que quelques instans à vivre. Dans l'espace de dix minutes, voir sa fille expirante, son gendre prêt à se tuer, [221] et son amie rendre le dernier soupir . . . C'en est assez pour effrayer un vieillard qui tenoit à la vie en proportion de son attachement à ses biens et à ses emploies. -- Je sens que je suis très-mal, disoit-il à chaque instant.

Le comte, qui vit bien que le danger n'étoit pas pressant, le recommanda aux soins du médecin, laissa le corps de la chanoinesse à ceux des femmes qu'elle avoit amenées et de ses gens, et après avoir répandu des larmes bien sincères sur celle qui avoit élevé Caroline, et que son amitié pour elle conduisoit au tombeau, il rentra dans la chambre de sa chère mourante, renvoya ceux qu'il y trouva, et s'approcha de son lit avec un saisissement qui lui parut l'avant-coureur de tout ce qu'il avoit à craindre. Elle étoit encore dans un état de stupeur, d'anéantissement si profond, qu'elle ne s'étoit point aperçue de tout le mouvement que la mort de la baronne avoit occasionné autour d'elle. Elle paroissoit plongée dans un sommeil [222] effrayant, même par l'excès de sa tranquillité. Ce n'étoit qu'à un léger soulèvement de poitrine qu'on pouvoit connoître qu'elle existoit encore; et ce mouvement presque imperceptible, le comte s'imaginoit le voir diminuer à chaque instant. Penché sur les bords de ce lit, des larmes couloient de ses yeux sans qu'il s'en aperçût lui-même. Il passoit à chaque instant ses mains tremblantes, ou sur le sein ou sur la bouche de Caroline, pour s'assurer qu'elle respiroit encore. Il les retiroit avec effroi, les joignoit ensemble, les élevoit au ciel, et disoit avec ardeur à demi- voix: Que ne puis-je mourir pour elle ou avec elle!

D'autres fois fixant ce visage pâle, mais toujours charmant, ces traits qui conservoient encore leur forme enchanteresse, il éprouvoit un sentiment si vif d'amour, de douleur, de regrets, que la plus belle femme, dans la fleur de sa santé, n'en a peut-être jamais inspiré de tels Ange du ciel, [sic: .] disoit-il alors, en [223] collant sa bouche sur une de ses mains, âme pure, âme céleste, tu ne sauras donc jamais combien tu fus adorée de ce cruel époux qui t'a conduite au tombeau! Tu meurs sans lui pardonner, sans savoir que tu pouvois encore être heureuse! . . . Et toi, malheureux Lindorf . . . où es-tu pendant que ta Caroline expire? Tu l'aurois rendue à la vie; et même, en te la donnant, je t'aurois dû plus que la mienne . . .

Dans d'autres momens, absorbé dans sa douleur, au point d'en perdre presque la raison, il n'avoit aucune idée distincte; il se levoit, se promenoit dans la chambre avec égarement; puis, tout à coup se reprochant comme un crime de s'éloigner d'elle une minute, craignant de perdre son dernier soupir, il se rapprochoit avec impétuosité . . . C'est ainsi que s'écoula la plus cruelle des nuits; et, malgré tout ce que le comte avoit souffert, elle lui parut bien courte. Les premier rayons de l'aurore alloient sans doute annoncer cet affreux moment [224] dont il n'osoit plus douter; l'arrêt du médecin ne lui sortoit pas de l'esprit . . . Si elle se réveille, elle sera hors de tout danger; mais ce réveil est incertain; et cette cruelle incertitude, il n'avoit plus même le bonheur de l'avoir; toute espérance étoit anéantie. Plus ce sommeil se prolongeoit, plus il étoit convaincu que c'étoit celui de la mort.

Tout à coup il croit entendre que sa respiration se ranime; il écoute, il s'approche, il n'en peut plus douter. Le mouvement de sa poitrine devient plus fort, plus pressé . . . Un soupir s'échappe . . . Ah, sans doute, c'est le dernier! Le voilà cet instant si redouté. Il pousse un cri inarticulé, se penche sur elle, et la serre avec force dans ses bras comme pour l'arracher à la mort, ou pour expirer avec elle.

O douce surprise! Ce corps inanimé qu'il soulève, se prête à ce mouvement et paroît s'aider; cette tête penchée se relève doucement; ces bras étendus [225] s'arrondissent et se croisent l'un sur l'autre; ces joues, ces lèvres décolorées prennent une foible teinte; ces yeux qu'il croyoit fermés pour jamais, s'ouvrent à demi; Caroline enfin est assise. Caroline vit, respire, regarde autour d'elle, cherche à se reconnoître, à rappeler ses idées. Ses regards s'arrêtent long-temps sur le comte, d'abord avec étonnement, mais sans aucun effroi; puis avec un doux sourire, tel que celui d'un enfant qui se réveille et qui voit auprès de lui sa bonne ou sa maman, elle lui tend une main, qu'il saisit avec transport . . .

Ah! ce qu'il éprouvoit nepeut s'exprimer . . . C'est passer en un instant du comble du malheur à la félicité suprême. A peine peut-il le croire. Son âme entière est dans ses yeux. Il suit, il dévore tous les mouvemens de Caroline; il presse sa main contre son coeur, contre ses lèvres, tombe à genoux, et dit d'une voix altérée par l'excès de son émotion: Si elle se réveille, elle est hors de tout [226] danger . . . O Caroline! O mon dieu! . . . seroit-il vrai qu'elle nous est rendue! Chère Caroline, un mot, un seul mot; que j'entende seulement votre voix. Dites; seroit-il possible que vous eussiez reconnu cet époux, ou plutôt cet ami qui ne veut plus exister que pour vous rendre heureuse? -- Oui, M. le comte, je vous reconnois bien, dit-elle d'une voix foible; il n'y a que vous au monde capable de tant de soins, d'une bonté, d'une générosité si soutenue . . . Mais, où sommes-nous? Je ne puis me rappeler . . . -- Chère Caroline, ne pensez qu'à votre santé; elle seule doit vous occuper. Soyez tranquille; vous êtes chez un ami, avec un ami; mais, de grâce, ne parlez plus, et permettez que j'appelle le médecin.

Il alloit tirer le cordon lorsque Caroline l'arrêta en posant sa main sur son bras. -- Encore un seul mot, M. le comte, et je ne dirai plus rien. Je vous promets d'être docile; mais il faut absolument que je vous demande encore [227] une seule chose . . . Ma bonne maman, madame de Rindaw, est-elle ici? est-elle bien? . . . Mon dieu! que je dois l'avoir inquiétée . . . Et mon père? J'ai une idée confuse de l'avoir entrevu il n'y a pas long-temps. -- Il est ici; dans quelques heures vous le reverrez. -- Et ma chère baronne? -- Elle nous a quittés. On a craint que sa santé ne souffrît; nous l'avons engagée . . . -- Ah! vous avez bien fait; mais où est-elle? à Rindaw, j'espère. -- Oui sans doute, à Rindaw, dit le comte, en saisissant son idée. Ne craignez rien pour elle; elle est bien; elle est heureuse; elle ignore le danger où vous avez été . . . O Caroline! ne songez qu'à le faire cesser entièrement; pensez que le bonheur, que la vie de vos amis en dépendent. Chère Caroline, ce motif ne suffira-t-il pas?

Un domestique parut. Le comte donna l'ordre d'appeler le médecin, ferma les rideaux du lit, s'assit à côté, ne dit plus rien, et malgré le joie qui dilatoit son coeur, il s'occupa douloureusement [228] des moyens de préparer Caroline à la mort de son amie, et du chagrin dans lequel elle seroit plongée lorsqu'elle l'apprendroit. Il falloit surtout prolonger son erreur jusqu'à ce qu'elle fût assez forte pour soutenir cette épreuve.

Le médecin ne tarda pas à venir. Il confirma toutes les espérances que ce réveil avoit données . . . Le pouls, quoique très-foible, étoit excellent; tous les symptômes fâcheux avoient disparu; tout annonçoit une convalescence sûre, mais qui demandoit des ménagemens et des soins infinis. Des soins! dit le comte, avec l'accent du sentiment! . . . Caroline est si bonne, si généreuse; elle s'y prêtera, elle sait combien de vies elle conserve en ménageant la sienne; l'amitié, l'amour: tout ce qui doit faire impression sur cette âme sensible, se réunira pour l'obtenir . . . -- Caroline attendrie voulut répondre, le médecin lui imposa silence. Eh bien, dit- elle doucement en regardant le comte, je [229] ferai tout ce qu'on voudra, et ce sera ma réponse.

Le comte et le médecin sortirent ensemble. Ce dernier insista sur la nécessité de cacher à la malade le mort de son amie: la moindre émotion pouvoit la replonger dans l'état affreux dont elle sortoit. Le comte en frémit, et passa tout de suite chez le chambellan pour se concerter avec lui là-dessus.

Un long sommeil, dont il sortoit à peine, l'avoit un peu rassuré sur sa crainte de mourir, et la nouvelle de la résurrection de sa fille acheva de le consoler tout-à-fait, d'autant plus qu'il espéroit bien qu'elle seroit héritière de la chanoinesse. Le comte, qui redoutoit quelque imprudence de sa part, et qui n'étoit pas fâché de se débarrasser d'un homme dont le caractère égoïste et froid le révoltoit à chaque instant, lui persuada facilement que l'étiquette exigeoit qu'il accompagnât le corps de la baronne qu'on alloit transporter à Rindaw, [230] et qu'il lui rendît les derniers devoirs.

Cette triste cérémonie n'étoit pas fort de son goût; mais le comte voulant absolument le décider à partir, lui dit que le testament de la baronne étant sans doute en sa faveur, il convenoit qu'il allât s'en assurer, veiller à ses intérêts et prendre possession de cette terre . . . Cette raison lui parut si forte qu'il ne balança plus, et demanda seulement à voir, avant son départ, madame le comtesse de Walstein, car il n'appeloit plus sa fille autrement. Le comte, au contraire, affectoit de ne la nommer jamais que Caroline. Ils convinrent ensemble qu'on lui diroit que le chambellan alloit à Rindaw apprendre à la baronne l'heureuse nouvelle de sa convalescence, et que de là il lui seroit aisé dans ses lettres de la préparer peu à peu à ce triste événement.

Son père fut donc introduit auprès [231] d'elle. Il lui témoigna à sa manière et son plaisir de la voir en aussi bon état, et celui de la laisser avec son époux, dont elle ne pouvoit trop reconnoître les soins. Il entra là-dessus dans des détails qu'elle ignoroit encore; et orsqu il lui dit que depuis plusieurs nuits le comte ne s'étoit pas déshabillé, et n'avoit point quitté sa chambre, elle versa des larmes de reconnoissance, et, se tournant de son côté d'un air touchant det confus: O M. le comte! lui dit-elle, quelle bonté! quelle générosité! qu'auriez-vous donc fait pour une femme . . . elle s'arrêta, n'osant articuler: Que vous aimeriez? Le comte l'interpréta différemment, et crut que c'étoit qui vous aimeroit.


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