Caroline de Lichtfield


[Dans les plus violens chagrins, une âme sensible et passionnée éprouve même une sorte de douceur à s'affliger avec l'objet aimé, à recevoir les consolations de l'amour, Volume II, pp. 256 - 270]

[256] Quand des deux lettres furent parties, le comte, plus tranquille sur le sort de Matilde, s'occupa du plan qu'il s'étoit formé pour lui-même, et pour assurer le bonheur de Caroline.

Il avoit prié le chambellan de se [257] rendre à Ronebourg aussitôt que sa fille seroit instruite de la mort de la baronne. Lindorf ne pouvoit tarder à venir. Le comte résolut de partir pour Berlin dès que son ami seroit arrivé, en prétextant un ordre du roi de le laisser à Ronebourg avec le chambellan et Caroline, d'obtenir du roi la cassation de son mariage, et son consentement pour celui de Lindorf avec Caroline, de leur écrire pour leur apprendre leur bonheur, et de partir pour Dersde sans les revoir.

De Dresde, il vouloit passer en Angleterre avec Matilde, ou sans elle s'il la décidoit à se marier avec M. de Zastrow, et s'y fixer tout-à-fait auprès de ses parens maternels. Il se sentoit bien la force de faire le bonheur de Caroline et de son ami, mais non pas celle d'en être le témoin. Ce plan une fois décidé, lui paroissoit invariable. Hélas! il ne connoissoit ni l'amour ni ses terribles effets. Plus il cherchoit à combattre la passion qui l'entraînoit [258] malgré lui, plus il enfonçoit le trait dans son coeur. Combien de fois auprès de Caroline, ne pouvant plus résister à tout ce qu'il éprouvoit, fut-il sur le point de tomber à ses pieds, de lui faire l'aveu de son amour, de ses combats, de son désespoir, de réclamer sa générosité, de lui rappeler le noeud sacré qui les unissoit, et les sermens qu'elle avoit prononcés, de tout employer enfin pour obtenir d'elle de les confirmer, et de se donner à l'époux qui l'adoroit! La fuite seule pouvoit alors le rappeler à lui-même: éloigné d'elle, la vertu, la délicatesse, l'amitié reprenoient bientôt leur empire sur son âme.

Il relisoit alors les trois lettres qu'il avoit reçues d'elle, qui toutes exprimoient le même éloignement pour lui, celle surtout où elle lui parloit avec une si noble franchise, en lui avouant son désir de voir leures noeuds brisés, et presque celui d'être libre de s'unir à Lindorf. Sans doute à présent elle s'immoleroit à ses devoirs, à sa reconnoissance; [259] mais il la voyoit également languir et mourir de sa douleur; il voyoit Lindorf se bannissant pour toujours de sa patrie, traînant dans des climats lointains sa malheureuse existence, privé de son amante et de son ami, sans consolation, sans espoir . . . Il frémissoit alors; il détestoit sa foiblesse, renouveloit mille fois le serment de la vaincre; et, craignant de s'exposer au danger d'y retomber, il se privoit du bonheur de voir Caroline, qui, de son côté, s'affligeoit à l'excès d'une conduite qu'elle regardoit comme une preuve trop sûre d'indifférence.

Dans des momens de dépit et de désespoir, elle se confirmoit dans l'idée de partir, de s'éloigner de lui pour toujours, de retourner à Rindaw. Elle prenoit de nouveau la résolution la plus décidée de le lui demander, de l'exiger même absolument, s'il s'y opposoit. Mais il sera loins de s'y opposer, reprenoit-elle avec douleur; il saisira avec transport tout ce qui pourra l'éloigner, [260] le séparer de Caroline. Nous séparer . . . Quoi! je ne le verrai plus! je ne l'entendrai plus! L'instant où je quitterai ce château sera peut-être celui d'une séparation éternelle; et c'est moi qui le demanderai, qui prononcerai ce fatal arrêt! Non, jamais je n'en aurai la force; c'est bien assez de m'y soumettre lorsqu'il aura la cruauté de l'ordonner. Elle en vint cependant bientôt à le désirer, et son amitié pour la chanoinesse l'emporta sur la crainte de quitter son époux.

Le chambellan, ainsi qu'il en étoit convenue avec le comte, cherchoit à préparer sa fille à la mort de son amie. Il supposa d'abord, dans ses premières lettres, qu'elle prenoit des remèdes pour sa vue, et qu'ils la fatiguoient extrêmement. Il écrivit ensuite qu'il étoit décidé qu'elle l'avoit perdue sans retour, et que cet arrêt l'affligeoit au point d'être malade de chagrin.

De ce moment là, Caroline auroit voulu voler auprès d'elle, la soigner, la [261] consoler; mais elle étoit trop foible encore pour entreprendre le voyage. Elle lui écrivoit, ainsi qu'à son père, les lettres les plus tendres, les plus touchantes, et se flattoit, d'un courrier à l'autre, d'apprendre qu'elle étoit mieux.

Enfin les lettres du chambellan devinrent si alarmantes, il disoit si positivement qu'il voyoit madame de Rindaw dans le plus grand danger, qu'elle se décida à partir sur-le-champ, et fit prier le comte de passer chez elle. Il la trouva les yeux noyés de pleurs, et se douta bien de ce qui les faisoit couler. -- Oh! M. le comte, lui dit-elle dès qu'il entra, voyez ce que m'écrit mon père; ma bonne maman est très-mal, plus mal peut-être encore qu'on ne me le dit. De grâce, ayez la bonté de donner les ordres les plus prompts pour mon départ; je veux aller tout de suite à Rindaw. O mon Dieu! combien je me reproche de n'être pas partie plus tôt; [262] s'il étoit trop tard, si je ne retrouvois plus la meilleure des amies . . .

Le comte fut bien aise que cette idée se présentât d'elle-même. L'émotion étoit donnée; il crut que c'étoit le moment de l'instruire: d'ailleurs, son projet de partir à l'instant même rendoit impossible un plus long déguisement. -- Chère Caroline, lui dit-il en s'asseyant auprès d'elle, et lui prenant les mains, au nom du ciel, calmez-vous. Eh, quel reproche auriez-vous à vous faire? Sortie à peine vous-même de l'état le plus dangereux, pouviez-vous . . . -- Ah! oui, sans doute, oui, je devois consacrer tout de suite le retour de mes forces à celle qui m'a tenu lieu de la plus tendre mère. Oui, je sens tous mes torts; heureuse si je puis les réparer! Elle vouloit se lever, se préparer à partir, le comte la retint encore.

-- Un seul moment, Caroline, je vous en conjure, écoutez-moi; j'ai aussi [263] reçu une lettre de votre père. -- Ah! mon Dieu, reprit-elle en pâlissant et pressentant son malheur, une lettre à voius . . . expliquez-vous, de grâce. Que vous dit-il? me cache-t-on quelque chose? . . . O M. le comte . . . Et son coeur oppressé ne put résister plus long-temps à l'agitation qu'elle éprouvoit; les sanglots lui coupèrent la voix. Le silence du comte, son air touché, attendri, quelques expressions vagues qui lui échappèrent enfin, confirmèrent ses soupçons. Elle se livra au désespoir le plus violent.

O mon Dieu! mon Dieu! répétoit-elle en sanglotant, je le vois bien, je n'ai plus d'amie; je ne tiens plus à rien dans ce monde. Ma bonne maman n'existe plus, je le vois; j'ai donc tout perdu! -- Non, non, chère Caroline, il vous reste un ami, qui saura vous prouver combien il vous aime, et à quel point votre bonheur l'intéresse . . .

Caroline l'aimoit trop elle-même, cet ami, pour être long-temps insensible [264] aux consolations qu'il s'efforçoit de lui donner, et aux nouvelles preuves d'une tendresse dont elle n'osoit plus se flatter. Ses larmes couloient encore abondamment, mais avec moins d'amertume. Dans les plus violens chagrins, une âme sensible et passionnée éprouve même une sorte de douceur à s'affliger avec l'objet aimé, à recevoir les consolations de l'amour.

Elle pleuroit; mais le comte pleuroit avec elle, partageoit ses sentimens et sa douleur, et leurs coeurs, dans ces momens de tristesse, étoient à l'unisson. Elle perdoit la plus tendre des amies; mais l'instant où elle apprenoit ce malheur, étoit aussi celui qui lui rendoit l'espoir d'être aimée de l'époux qu'elle adoroit.

Dans ces premiers momens de désespoir, qui rendoient Caroline encore plus intéressante, le comte ne fut pas le maître de réprimer tout ce qu'elle lui faisoit éprouver.

L'état où elle étoit demandoit les [265] soins et les consolations de l'amitié: il croyoit ne pas aller au-delà, et ses expressions et ses regards exprimoient l'amour le plus tendre. Caroline, malgré son chagrin, entrevit enfin l'avenir le plus heureux, et s'affligeoit seulement que son amie n'en fût pas le témoin.

Elle vouloit des détails sur sa mort, sur sa maladie. Le comte, qui n'entendoit rien aux mensonges, la renvoya au chambellan, qui ne tarderoit pas à revenir; mais pour calmer ses remords sur ce qu'elle avoit trop tardé à la rejoindre, il lui dit qu'elle avoit perdu son amie depuis plusieurs jours, et dans un temps où elle ne pouvoit lui être d'aucun secours. Dès que le chambellan sut que sa fille étoit instruite du fatal évévement, il revint à Ronebourg, et lui apprit qu'elle étoit seule héritère de la chanoinesse. Son testament étoit fait depuis qu'elle lui avoit confié son mariage; et c'étoit à la comtesse de Walstein qu'elle donnoit [266] tous les biens. Elle laissoit aussi quelque chose au comte, seulement pour lui prouver, disoit-elle, combien son union avec Caroline lui faisoit de plaisir. Elle lui recommandoit, dans les terms les plus touchans, le bonheur de cette élève chérie, et à Caroline celui du meilleur des hommes.

La lecture de ce testament fit verser bien des larmes à Caroline, et le comte en fut aussi très-affecté. Le chambellan seul le lisoit avec satisfaction, et ne comprenoit pas qu'une augmentation de fortune fût un sujet de s'affliger. Hélas! Caroline, ne voyoit dans les bienfaits d'une amie aussi tendre, aussi généreuse, qu'un nouveau motif de la regretter. Le comte, déchiré par mille sentimens contraires, ne pouvoit entendre parler d'une union et d'un bonheur auxquels il alloit renoncer pour jamais.

A cet article, il se jeta aux genoux de Caroline. Oui, lui dit-il avec transport, [267] ou, j'en fais le serment; Caroline, vous serez heureuse; vous le serez . . . Il ne put rien ajouter.

Caroline, émue à l'excès, se pencha sur lui, le releva tendrement, et sentit plus que jamais que ce bonheur qu'il lui promettoit dépendoit de lui seul au monde, et de ses sentimens pour elle. Peut-être, s'ils eussent été seuls, lui eût-elle exprimé tous les siens; peut-être ce moment auroit-il amené une explication trop retardée; mais la présence du froid chambellan retint l'effusion de leurs coeurs. Il acheva tranquillement la lecture du testament, qui ne contenoit plus que des legs pour ses gens et pour ses vassaux.

Le comte ne pouvant plus soutenir son émotion ni les pleurs de Caroline, sortit et alla se promener dans le parc, où son agitation le suivit. Il commençoit à n'être plus d'accord avec lui- même, et à se demander quelquefois pourquoi il se condamneroit à un malheur [268] éternel, pourquoi il céderoit celle sur qui il avoit tant de droits, et sans laquelle il ne pouvoit supporter la vie. Elle commence, pensoit-il, à s'accoutumer à moi; je viens même, je viens de voir dans ses yeux l'expression la plus tendre. Je sais bien que ce n'est et ne peut être que celle de l'amitié, de l'estime, de la reconnoissance; mais dans une âme comme la sienne, ces sentimens ne peuvent-ils payer et remplacer l'amour? Me suis-je jamais flatté d'en inspirer d'autres? ne m'accorde-t-elle pas au-delà de ce que je pouvois espérer? Oui; mais si je sais, à n'en pas douter, qu'un autre est l'objet de son amour, que son coeur, que ses affections les plus tendres appartiennent à Lindorf . . .

Hélas! savoit-il seulement si Lindorf existoit encore; s'il n'avoit pas été la victime de cette passion que le comte comprenoit trop bien, pour ne pas tout craindre de ses effets? Peut-être Lindorf [269] a-t-il succombé à sa douleur; et les larmes de Caroline, ces larmes qui déchirent déjà le coeur du comte, ne sont que le prélude de celles qu'elle répandra encore. Il frémit d'avoir à lui apprendre peut-être la mort de celui qu'elle aime, d'en être regardé par elle comme la cause, de perdre lui-même l'ami de son coeur. Le silence de Lindorf après le billet qu'il devoit avoir reçu, lui paroît la preuve certaine de ce qu'il craint.

Ces différentes idées le tourmentoient au point d'égarer presque sa raison. Il succomboit sous le poids des sentimens qui l'agitoient et qui se succédoient les uns aux autres; tantôt désirant avec passion le retour de Lindorf; tantôt le redoutant plus que la mort; craignant également ou de le voir arriver, ou d'apprendre qu'il n'existoit plus . . . Il passa quelques jours dans cet état de trouble et d'anxieté. Cet homme, jusqu'alors si sage, si philosophe, si maître [270] de lui-même, connoît enfin tout l'empire des passions ete leur tyrannique pouvoir. Il en est effrayé, jure de nouveau de n'y pas céder, et de se sacrifier sans balancer, s'il en est temps encore, au bonheur de ceux qu'il aime.

FIN DU SECOND VOLUME

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Page Last Updated 10 August 2002