Caroline de Lichtfield


[Une étrange liaison intime, Volume III, pp. 1 - 25]

[1] Le comte fut enfin délivré de ses plus cruelles inquiétudes: il reçut une lettre de Varner, ce valet de chambre de Lindorf, auquel il avoit remis ce billet si pressant qui devoit hâter son retour.

L'honnête Varner écrivoit à son excellence de ne point s'inquiéter s'il ne recevoit pas encore la réponse à ce billet. Arrivé à Hambourg, il n'y avoit plus trouvé son maître, qui s'étoit embarqué pour l'Angleterre avec un gentilhomme saxon; et lui Varner, retenu depuis trois semaines à Hambourg par les vents contraires, n'avoit pu ni rejoindre son maître qui l'attendoit à Londres, ni lui remettre par conséquent [2] la lettre dont le comte l'avoit chargé, etc., etc.

Le comte eut le plus grand plaisir d'apprendre que Lindorf vivoit encore et sans doute se portoit bien; mais ce ne fut pas le seul qu'il éprouva. Son ami n'avoit pas reçu son billet; le moment de son retour étoit donc différé, et ce petit retard, qui éloignoit le moment de quitter Caroline, de la céder, de se séparer d'elle pour jamais, lui parut alors le comble du bonheur. Il se hâta de la rejoindre pour ne rien perdre de ce temps si précieux: elle étoit avec son père.

Mon cher comte, lui dit le chambellan dès qu'il entra, voilà ma fille qui désire avec passion de quitter ce château et qui n'ose vous en parler. Pour moi, je ne vois pas ce qui vous y retiendroit plus long-temps, à présent que la comtesse est assez bien remise pour soutenir le voyage. Le roi pourroit trouver mauvais une plus longue absence; il m'a chargé de hâter [3] votre retour à Berlin, d'un ton qui ne permet plus de délai; et, quant à moi, je ne puis différer plus long-temps; ma présence est absolument nécessaire à la cour. Ainsi mon gendre, si vous voulez donner vos ordres en conséquence, nous partirons incessamment.

Le comte ne répondit rien. Il regarda fixement Caroline, comme pour démêler dans sa physionomie si son désir de quitter Ronebourg étoit sincère. Elle rougissoit, baissoit les yeux et sembloit le confirmer par son silence.

On ne peut exprimer l'embarras du comte. Il n'ignoroit pas en effet combien le roi désiroit de le voir. Au retour de son ambassade, il ne s'étoit arrêté que vingt-quatre heures à Berlin, et n'avoit eu qu'une courte entrevue avec S. M. C'étoit uniquement à son amitié qu'il avoit dû la permission d'être absent aussi long-temps; et fréquemment des courriers lui apportoient les lettres les plus pressantes [4] d'un roi, ou plutôt d'un ami qui le réclaimoit. Il savoit aussi que son mariage avec Caroline étoit alors connu généralement; le chambellan, qui gémissoit depuis si long-temps de l'obligation de le tenir secret, l'avoit communiqué à tout le monde depuis sa fille étoit à Ronebourg. Le roi lui-même, les sachant réunis, l'avoit hautement déclaré; il n'étoit donc plus possible d'en faire un mystère: et comment, avec les intentions actuelles du comte, pouvoit-il amener à Berlin la comtesse de Walstein, la présenter à la cour et dans le monde, sous un titre qu'elle devoit bientôt quitter?

Il sentit alors combien le retard de son billet à Lindorf dérangeoit ses projets. Il n'étoit plus possible de se refuser aux sollicitations d'un roi qui n'avoit fait encore que demander son retour, mais qui pouvoit l'ordonner d'un moment à l'autre. Il ne pouvoit penser à laisser Caroline seule à Ronebourg, encore moins à l'amener à Rindaw, [5] où tout nourriroit sa douleur et ses regrets.

Il réfléchissoit au parti qu'il devoit prendre lorsque Caroline, pressée par son père de confirmer son désir de partir, dit à demi-voix qu'elle suivroit avec plaisir M. le comte à Berlin; mais qu'elle espéroit de sa bonté, de celle du roi, qu'on la dispenseroit quelque temps encore de paroître à la cour et de voir compagnie, et qu'on la laisseroit passer tout le temps de son deuil dans la retraite.

Le comte saisit avidement cette idée. La convalescence, le deuil profond de Caroline qu'elle portoit avec raison, comme pour une mère, étoient en effet d'excellens prétextes pour ne point sortir de chez elle et n'y recevoir personne, les premiers mois de son séjour à Berlin; et probablement son sort se décideroit en moins de temps. En attendant, elle seroit à peu près ignorée dans l'hôtel de Walstein; elle n'y verroit que son père et lui-même, et [6] ce fut peut-être ce qui le détermina le plus promptement. Tout lui parut facile, pourvu qu'il ne la quittât point, qu'il ne s'éloignât d'elle que lorsqu'il y seroit obligé.

Le plus sage des hommes n'est plus qu'un homme dès qu'il est amoureux. Le comte ne vit plus aucun obstacle. Caroline seroit chez lui; il la verroit du matin au soir; et, quoiqu'il la destinât toujours à celui qu'il croyoit aimé, quoiqu'il fût bien décidé à cacher avec soin ses sentimens, il ne put se refuser ce bonheur, qui levoit d'ailleurs toutes les difficultés pour le séjour actuel de Caroline.

Le jour du départ fut donc fixé, et la tendre Caroline le vit arriver avec transport. Elle ne pouvoit plus supporter d'habiter le château de Lindorf. Son sort étoit décidé pour jamais; elle alloit passer sa vie avec un époux adoré, et se promettoit bien d'effacer par l'excès de sa tendresse un caprice, une erreur que son coeur désavouoit [7] et qu'elle ne pouvoit se pardonner. Le comte, attentif à tous se mouvemens, s'aperçut bien qu'elle partoit avec plaisir, mais il en fit honneur à sa vertu et au désir qu'elle avoit d'éviter désormais tout ce qui pouvoit lui rappeler Lindorf. Son estime, et par conséquent son attachement pour elle en redoublèrent; mais il n'en fut que plus confirmé dans le projet de la dédommager des sacrifices qu'elle s'imposoit.

Les voilà donc arrivés à Berlin. Ils descendent à cet hôtel de Walstein, que Caroline avoit si fort redouté. Elle y entre à présent avec une douce émotion, qui lui paroît le prélude du bonheur dont elle va jouir. Le souvenir de ce qui se passa le jour de son mariage, de l'éloignement qu'elle témoigna à cet époux qu'elle adore actuellement; un mélange de crainte et d'espérance sur les sentimens du comte, un triste retour sur la mort de son amie, qu'elle auroit voulu avoir pour témoin de son bonheur; tout enfin [8] contribua à l'augmener, cette émotion qu'elle ne put cacher, et qui fit couler ses larmes. Le comte les vit, il en fut pénétré. De ce moment là, il auroit voulu la rassurer, lui confier ce qu'il méditoit pour son bnonheur; mais on sait les motifs qui le retenoient: il ne vouloit pas lui promettre un bonheur incertain, ni même avoir à combattre sa délicatesse et sa générosité; et comment prononcer lui-même: Je veux renoncer à vous, vous céder à un autre? Ce mot eût expiré sur lèvres, et jamais il n'auroit pu le prononcer.

Le chambellan soupa avec eux, et se retira fort content d'avoir enfin installé sa fille dans l'hôtel de Walstein. Dès qu'il fut parti, le comte mena Caroline dans l'appartement qui lui étoit destiné depuis long-temps. A l'époque de son mariage, et lorsqu'il étoit loin de prévoir qu'il alloit se séparer de sa jeune épouse, il l'avoit fait arranger avec tout le goût et toute la magnificence possibles, et toujours il [9] avoit conservé l'espoir qu'elle viendroit l'occuper. Il étoit enfin réalisé cet espoir; mais de quelle manière, et dans quel momen? et combien alors il dut regretter le temps où il espéroit encore!

Voici, chère Caroline, lui dit-il en y entrant avec elle, un appartement où depuis long-temps vous êtes attendue. Caroline, qui crut voir un reproche dans ce peu de mots, baissa les yeux en rougissant et pâlissant tour à tour. Le comte l'attribuant à un autre motif, se hâta de la rassurer. Vous y serez souveraine absolue, ajouta-t-il, en lui baisant respectueusement la main, et votre ami n'entrera chez vous que lorsque vous le lui permettrez. Il se hâta de sortir. Un moment de plus, et peut-être il eût oublié ses sermens et Lindorf. -- Amitié! s'écria-t-il en rentrant chez lui, soutiens mon courage! Caroline adorée, Caroline, Lindorf, mon ami, dites répétez-moi que vous ne pouvez être heureux l'un sans l'autre! . . . Et la nuit se passa tout [10] entière à gémir sur son sort, sur le cruel sacrifice que la vertu, ses principes, l'amitié, l'amour même exigeoient de lui.

Caroline fut plus tranquille; mais elle dormit peu, et réfléchit beaucoup.

Quoique son innocence l'empêchât de sentir tout ce que la conduite du comte avoit de singulier, elle ne pouvoit ignorer cependant qu'il avoit le droit de partager son appartement, et elle croyoit avoir trop de torts avec lui, pour ne pas attribuer au ressentiment le soin qu'il paroissoit prendre de s'éloigner d'elle.

Les jours suivans durent la confirmer dans cette idée. Le comte, redoutant une épreuve à laquelle il avoit failli à succomber, non-seulement n'accompagnoit plus Caroline dans son appartement, mais recommença, comme il avoit fait à Ronebourg, avant qu'elle sût la mort de son amie, à éviter autant qu'il le pouvoit, et à n'entrer chez elle que lorsqu'elle avoit son père et [11] ses femmes; et dans ces momens même, il avoit un air si contraint, si malheureux; il paroissoit si fort redouter de la regarder, de s'approcher d'elle, qu'elle ne douta plus du tout de son indifférence, peut-être même de sa haine.

Cette conduite, loin de l'irriter, la toucha sensiblement. Elle n'en accusoit qu'elle-même et ses caprices passés. Peut-être il vouloit la punir, et il en avoit bien le droit, ou plutôt cet injuste éloignement qu'elle lui avoit marqué si long-temps, l'avoit enfin révolté tout-à-fait contre elle. Mais les soins si tendres si soutenus du comte pendant sa maladie et dans les premiers momens do son affliction? Elle ne les attribuoit plus qu'à cette générosité qui lui étoit naturelle, qu'à cette pitié que tout être souffrant excite dans un coeur bon et sensible; mais elle voit trop bien à présent qu'il déteste ses liens, qu'il gémit de la fatalité qui les a rapprochés. Elle se rappelle son projet d'absence, [12] et ne doute pas qu'il ne pense à l'exécuter; elle eut même un moment l'idée de le prévenir, de retourner à sa terre de Rindaw, de lui rendre, en s'éloignant de lui et de la cour, une liberté qu'elle croyoit qu'il désiroit avec ardeur.

Cette résolution cependant lui paroissoit bien plus difficile à exécuter que lorsqu'elle lui écrivit de Rindaw, qu'elle vouloit y passer sa vie. Elle aime à présent; elle aime avec passion, et jamais elle n'auroit la force de s'éloigner volontairement de l'objet de toute sa tendresse: aussi ce projet fut-il aussitôt évanoui que formé. Elle y fit succéder celui de s'efforcer, par tous les moyens possibles, d'obtenir le coeur de son époux, et de lui faire oublier ses torts.

Son courage se ranima. Il est si bon, si sensible, si généreux! disoit-elle en elle-même. Quand il verra combien je l'aime, pourra-t-il me refuser sa tendresse, et ne m'accordera-t-il pas au [13] moins son amitié? Elle s'abandonne à ce doux espoir; sa confiance renaît, et de ce moment elle mit autant de soins à rechercher le comte qu'il en mettoit à l'éviter.

Il s'aperçut de ce nouvel empressement; mais il étoit trop loin d'imaginer qu'il pût être aimé, pour l'attribuer à l'amour. Plus les attentions et les prévenances de Caroline étoient marquées, plus elle lui paroissoient la suite d'un système de reconnoissance et de devoir que cette âme sensible et vertueuse s'étoit imposé.

Caroline, jeune, timide, éprouvant un sentiment qu'elle ne croyoit point partagé, se reprochant et s'exagérant même ses torts passés, craignant de déplaire, par trop d'empressement, à un époux prévenu contre elle, avoit souvent un air de contrainte qui persuada toujours de plus en plus au comte qu'elle en faisoit une continuelle à son coeur.

Souvent dépitée du peu de succès [14] des ses soins, elle se laissoit aller à la tristesse la plus profonde, se renfermoit chez elle, versoit des larmes dont il apercevoit les traces, et qui le confirmoient dans l'idée qu'elle se sacrifioit à un pénible devoir, et gémissoit d'être séparée sans retour de celui qu'elle aimoit.

Il l'attendoit d'un jour à l'autre, cet ami auquel il destinoit un si grand bonheur, et ne comprenoit rien à son retard. Outre le billet remis à Varner, il lui avoit écrit les premiers jours de son arrivée à Berlin; et sa lettre, adressée et recommandée au banquier de Lindorf, à Hambourg, devoit lui être parvenue, s'il n'étoit pas déjà en chemin.

Elle étoit plus pressante encore que la précédente. Sans s'expliquer clairement, il se servoit des motifs les plus forts pour hâter son retour.

"Son propre bonheur, lui disoit-il, et celui de tout ce qu'il aimoit au monde en dépendoient. Si ce n'étoit [15] pas assez de le prier, de le conjurer d'arriver au plus tôt, il l'exigeoit absolument de lui . . . Rappelez-vous, cher Lindorf, combien de fois vous m'avez donné le droit de disposer de votre sort: eh bien, je le réclame aujourd'hui ce droit que je tiens de votre amitié, et peut-être d'une reconnoissance trop exaltée. Mais n'importe; je veux vous rappeler à présent tout ce que vous croyez me devoir, pour vous dire qu'il ne tient qu'à vous, non-seulement de vous acquitter, mais de mettre en un instant toutes les obligations de mon côté. Je n'ai qu'un mot à ajouter: si dans un mois, au plus tard, je n'ai pas le plaisir de vous embrasser chez moi, à Berlin, vous me mettrez dans le cas de douter d'un attachement que je crois mériter, et de penser que je n'ai plus d'ami, etc., etc."

Cette lettre si forte, si pressante, étant restée sans réponse, il devoit croire, et croyoit en effet que Lindorf [16] étoit parti d'abord après l'avoir reçue, et ne tarderoit pas à arriver.

Quoique ce moment dût être l'époque d'une séparation à laquelle il ne pouvoit penser sans frémir, il l'attendoit avec une sorte d'impatience, fondée sur celle d'assurer le bonheur de Caroline, et même d'être délivré de cette incertitude qui laisse errer l'âme sur des illusions qu'un instant détruit, et auxquelles le malheur même est préférable.

Eh! comment auroit-il pu s'en défendre de ces douces illusions? Elles devenoient chaque jour plus séduisantes, plus dangereuses. Il falloit toute la modestie et toute la prévention du comte, et la lecture continuelle des lettres que Caroline lui avoit écrites, pour ne pas s'apercevoir de leur réalité. Loin de se rebuter, elle étoit toujours plus tendre, toujours plus empressée. Il s'agissoit du bonheur de sa vie: pouvoit-elle marquer trop d'attachement à cet époux qu'elle avoit blessé si long-temps [17] par une injuste répugnance, auquel son coeur avoit fait une infidelité? Combien de torts avoit-elle à réparer, à faire oublier! Bannissant enfin toute défiance, osant tout espérer de sa tendresse et de sa persévérance, elle employoit; pour le rapprocher d'elle, pour l'attacher à elle, mille petites moyens dont l'amour seul est susceptible, et auquel il sait donner tant de force.

Le comte aimoit la musique avec passion: elle la cultiva avec plus de soin. Souvent elle lui demandoit de l'accompagner sur la flûte ou le violoncelle, dont il jouoit également bien; elle lui chantoit avec toute l'expression du sentiment, les airs les plus touchans, les plus propres à faire impression sur une âme aussi passionnée que celle du comte.

Il avoit du goût et des dispositions pour le dessin; mais ses occupations l'avoient empêché d'y faire des progrès. Caroline, au contraire, élevée dans la retraite, s'étoit appliquée avec beaucoup [18] de succès à cet art charmant, qui fait qu'on peut se suffire à soi-même, qui, malgré l'hiver, les frimas, la solitude, nous retrace les beautés de la nature, les scènes champêtres, et fixe sur la toile ces belles fleurs qu'un instant voit mourir. Elle réussissoit particulièrement aux fleurs et aux paysages; c'étoit aussi le genre que le comte préféroit. Elle s'offrit à lui donner des leçons, à le perfectionner, à diriger ses essais: en échange, elle le prioit à son tour de diriger ses lectures, et les études qu'elle désiroit de faire sur plusieurs objets, trop souvent négligés dans l'éducation des femmes.

Quelquefois, pendant qu'il dessinoit auprès d'elle, elle lui faisoit une lecture. Son habitude de lire à haute voix à sa bonne maman avoit exercé ce talent, qu'elle possédoit au suprême degré. Lorsqu'elle étoit fatiguée, le comte lisoit à son tour, et, pendant qu'elle l'écoutoit avec l'intérêt le plus marqué, ses mains adroites serroient des noeuds, [19] ou nuançoient des soies pour une bourse, une veste, un port-feuille, etc., qu'elle lui destinoit. Toujours occupée de lui et des moyens de lui plaire, toutes ses actions étoient relatives à cet unique objet: elle sembloit n'exister que pour lui. A chaque instant, elle trouvoit des prétextes pour passser dans son appartement, ou pour l'attirer dans le sien; et quoiqu'elle ne vît et ne voulût voir que lui seul et le chambellan, qui soupoit chez eux presque tous les soirs, elle n'avoit jamais l'air d'éprouver un moment d'ennui: au contraire, elle se refusoit aux sollicitations de son père pour se faire présenter à la cour, paroissoit désirer de prolonger le temps de sa retraite, et disoit, en regardant le comte avec timidité, qu'elle n'avoit jamais été plus heureuse.

Malgré tant de preuves d'un amour qu'elle ne cherchoit point à dissimuler, le comte résistoit encore aux charmes dont il étoit environné, et au doux espoir qui s'insinuoit dans son coeur. [20] Il le repoussoit avec effroi, et trembloit de s'y livrer. Combien de fois il s'arracha d'auprès d'elle avec un effort douleureux!

Non, disoit-il, non, c'est impossible, je ne puis être aimé. Cette âme aimante et sensible, cette femme adorable sait donner à l'amitié . . . que dis-je? peut-être à la simple reconnoissance, l'expression même de l'amour: ou bien n'est-ce point le souvenir de Lindorf qui l'anime? Sans doute, c'est à lui qu'elle adresse secrètement ces attentions si touchantes, ces nots si tendres, ces regards si doux dont je ne puis être l'objet. Ne sais-je pas qu'elle aime Lindorf, qu'elle doit l'aimer? . . . Cependant, s'il étoit vrai? si c'étoit moi? . . . si cette cruelle résolution qui me tue, me rendoit le plus ingrat des hommes? . . . si cette félicité suprême que j'ose réserver à un autre, m'étoit destinée par son coeur? si ce coeur étoit à moi? . . . Ah! Caroline, Caroline! . . . Mais puis-je chercher à le pénétrer ce coeur sans la [21] faire lire dans le mien, sans lui découvrir le feu qui me dévore? et ne sais-je pas alors que le devoir, la compassion, la générosité dicteroient sa réponse? Ne me prouve-t-elle pas qu'elle peut tout sur elle-même, et qu'elle est prête à sacrifier sans balancer tous les sentimens de son coeur?

Ainsi le comte, tourmenté, combattu entre la crainte et l'espoir, faisoit en même temps son supplice et celui de la tendre Caroline. Une situation aussi violente ne pouvoit durer long-temps. Lindorf n'arrivoit point, et le comte ne trouvoit plus ni dans son amitié, ni dans sa délicatesse, la force de résister à sa passion, lorsque tout l'assuroit qu'elle étoit partagée.

Un soir, le chambellan fut retenu à la cour; le comte soupa tête-à-tête avec Caroline. Plus tendre, plus séduisante encore qu'à l'ordinaire, si elle ne disoit pas, je vous aime, il n'étoit du moins plus possible de s'y méprendre. L'émotion, le trouble du comte augmentoient [22] à chaque instant; il eut cependant ecnore la force de se dérober par la fuite au danger de se trahir, de la quitter en sortant de table: mais ce fut le dernier effort de sa raison.

Rentré chez lui, il réfléchit sur sa position, sur son amour, sur ses droits, sur la conduite de Caroline. -- Non, disoit-il, non, ce n'est point une illusion, je suis aimé; je ne puis plus en douter. Si je touche sa main, je la sens trembler dans la mienne; elle la serre doucement, comme pour me retenir auprès d'elle. Quand je la quitte, ses yeux me suivent tristement; ce soir même, oui, j'ai cru le voir, ils se sont mouillés de quelques larmes. L'expression du sentiment le plus tendre animoit tous ses traits; et j'ai pu m'éloigner! et je ne suis pas tombé à ses pieds! je ne lui ai pas dit que je l'adore! je n'ai pas tout tenté pour l'engager à me confirmer mon bonheur et cet amour dont tout m'assure . . .

Cette idée ne s'étoit jamais présentée à lui avec autant de force et de certitude. Elle l'enflamme au point que, n'écoutant plus que cet espoir qui le séduit, il se décide à retourner auprès d'elle, à lui faire l'aveu de son amour, à obtenir d'elle celui dont il se croit certain. Ses sermens, sa résolution, ses projets, tout disparoît, tout s'anéantit; il oublie que Lindorf existe; il ne voit plus que Caroline, sa Caroline qui est à lui, unie avec lui, dont il est aimé, et qu'aucun mortel sur la terre n'a le droit de lui disputer.

Il est déjà dans son appartement. Il ne la voit pas encore; mais il entend les sons de sa voix touchante et de sa guitare. Il s'approche, sans faire de bruit, d'une porte vitrée qui le séparoit d'elle, et qui n'étoit pas même entièrement fermée. Elle conduisoit dans un petit cabinet charmant, que Caroline aimoit de préférence. Elle s'y retiroit quand elle vouloit être seule et tranquille; et tous les soirs elle y passoit une demi-heure, avant de se coucher, [24] à lire ou à faire de la musique. Ce soir là elle chantoit devant son feu, déshabillée à demi, penchée sur un fauteuil, en s'accompagnant foiblement de sa guitare. L'air qu'elle chantoit étoit doux et triste; il paroissoit l'affecter beaucoup. De temps en temps elle s'interrompoit, passoit sa main ou son mouchoir sur ses yeux, et recommençoit avec une voix plus altérée.

Le comte croyoit connoître tous les airs qu'elle savoit et qu'elle aimoit; et celui-ci étoit nouveau pour lui. Il prête l'oreille, s'efforce d'entendre les paroles; elle chantoit si bas qu'il ne saisit d'abord que quelques mots. Celui de Caroline, qui finissoit une ligne, le frappa. Il écoute avec plus d'attention encore; enfin il parvient à entendre ces quatre vers qui terminoient un couplet:

Mais puis-je me flatter encore?
Non, l'espoir s'éteint dans mon coeur.
Toi qui me fuis, toi que j'adore,
Où veux-tu chercher le bonheur?

[25] L'expression, l'attendrissement marqué avec lequel elle chantoit, prouvoient assez qu'elle avoit un objet; mais est-ce lui-même? est-ce Lindorf? le doute, la défiance rentrent dans son coeur. Il écoute, il regarde, et bientôt il n'a plus même le triste bonheur de douter.


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Page Last Updated 9 January 2003