[Le comte s'est trompé du plus chéri des portraits et s'enfuit de son peine, Volume III, pp. 25 - 31] [25] Caroline avoit posé sa guitare sur ses genoux, et détachoit de son cou un ruban noir qu'elle portoit toujours, et que le comte avoit pris jusqu'alors pour un simple ornement. Il voit avec surprise qu'il servoit à suspendre un portrait caché dans son sein. Trop éloigné pour en distinguer les traits, il put voir cependant, quand elle l'approcha de la lumière, que c'étoit celui d'un homme avec l'uniforme des gardes: c'est donc celui de Lindorf! D'abord Caroline le regarde avec attention; puis elle le presse contre son coeur, contre ses
lèvres, avec un mouvement passionné; des larmes coulent sur ses joues. Il en tombe une sur le
[26] portrait; elle l'essuie avec précaution, le regarde encore en soupirant, le pose sur la table, à
côté d'elle, reprend sa guitare, et chante sur le même air ce couplet, que le comte entendit
distinctement. Tu deviendras mon bien suprême, Quand elle l'eut fini, elle reprit son portrait, lui donna encore un baiser, le rattacha autour de son cou en disant avec un petit mouvement de tendresse mêlée de dépit: "Pour toi, tu ne me quitteras jamais;" et prenant sa lumière, elle pass dans sa chambre à coucher, après avoir sonné ses femmes sans regarder même du côté de la porte vitrée. Le bruit qu'elle fit en sortant, l'obscurité où elle laissa le comte, le tirèrent [27] de l'espèce anéantissement dans lequel il étoit plongé. Ce moment fut affreux pour lui; il détruisoit les douces espérances qu'il avoit osé former; il lui enlevoit sans retour toute idée de bonheur; il le replongeoit dans le néant à l'instant où il croyoit jouir de la félicité suprême. Toujours généreux cependant, même au comble du désespoir, son premier mouvement lorsqu'il fut un peu revenu à lui-même, fut de pénétrer également auprès de Caroline, non plus pour lui parler de lui, mais pour lui assurer qu'elle alloit revoir Lindorf, être libre de s'unir avec celui qu'elle aimoit; mais ses femmes entrèrent chez elle, et l'empêcherent d'exécuter ce projet. Il sentit bientôt qu'il seroit au-dessus de ses forces de la revoir, de lui parler, de lui dire qu'il alloit la quitter pour toujours; ce moment eût été le dernier de sa vie, ou peut-être, et il en frémit plus encore, s'il l'avoit revue, loin de la céder à celui qu'elle aime, il auroit [28] eu dans son délire, la cruauté d'en exiger le sacrifice. Non, il ne la reverra point; il ne peut, il ne doit pas la revoir. Il trouvera dans sa vertu le courage de la fuir, de lui rendre sa liberté; mais il n'a pas celui de lui faire un éternel adieu, de résister à un seul de ses regards, dont il n'avoit que trop éprouvé le danger. Il rentra donc chez lui, et passa quelques heures dans l'agitation la plus cruelle, ne sachant à quel parti s'arrêter, ni qui l'emporteroit de l'amour ou de la générosité, de lui-même ou de Lindorf. Il écrivit dix lettres à Caroline. Dans l'une il réclamoit ses droits, et s'efforçoit de l'attendrir en sa faveur; un instant après, détestant cette tyrannie, il la déchiroit et en recommençoit une nouvelle, où il lui faisoit un éternel adieu sans lui parler de ses sentimens. Quoi, disoit-il en la déchirant encore, elle ne sauroit pas même que je l'adore, et je mourrois loin d'elle sans exciter seulement [29] sa pitié! Alors, il peignoit sa passion en traits de feu; il lui répétoit combien le sacrifice qu'il faisoit étoit affreux pour lui. Sentant ensuite à quel point cette idée empoisonneroit son bonheur, il tâchoit d'écrire une lettre plus modérée et n'y pouvoit réussir; cependant, à force d'exhaler sur le papier les différens sentimens qui l'agitoient, il se calma assez pour prendre une résolution ferme et décidée. Ce fut celle d'aller dès le matin au lever du roi, que l'aurore ne trouvoit jamais dans son lit, et chez qui il pouvoit entrer à toute heure, d'obtenir de lui sans différer la cassation de son mariage, de l'envoyer tout de suite à Caroline, et de partir de Potsdam pour sa terre de Walstein, d'où il prendroit des arrangemens pour un plus long voyage. Plus il réfléchit à sa position actuelle, à la passion dont il étoit tourmenté, à celle qu'il supposoit à Caroline, plus il persista dans ce projet. [30] Il en vint même à regretter de ne l'avoir pas exécuté dès son arrivée à Berlin, et de s'être laissé entraîner au plaisir de vivre avec Caroline. Depuis long-temps, pensoit-il, elle seroit heureuse et tranquille, et j'aurois peut-être été moins malheureux. Je n'aurois pas connu ce charme enchanteur répandu dans ses moindres actions, cette amitié si séduisante, si dangereuse que j'osois prendre pur de l'amour, et qui pourroit m'en tenir lieu si j'ignorois qu'elle aime ailleures et qu'elle gémit en secret. Elle gémit, elle . . . Caroline, celle pour qui je donnerois mille vies; et j'hésite à lui sacrifier mon bonheur! Cette idée lui rendit tout son courage; il lui écrivit, ou plutôt il commença la lettre qu'il vouloit achever, lorsqu'il auroit obtenir le divorce. Il écrivit ensuite au chambellan pour motiver cet événement de manière qu'il ne pût l'imputer à sa fille ni à Lindorf, qui devoit naturellement arriver au premier jour. Il mit ces lettres [31] dans son porte-feuille, et prit avec son valet de chambre tous les arrangemens nécessaires pour son voyage. Comme il ne comptoit pas revenir à Berlin, il pasa le reste de la nuit à mettre en ordre différens papiers et plusieurs choses qu'il vouloit emporter avec lui. Dès que le jour parut, il partit pour Potsdam, où le roi étoit alors, et lui demanda une audience secrète. |