["Demain . . . comme je vais le faire lire dans mon coeur", Volume III, pp. 31 - 51] [31] Que faisoit alors la pauvre Caroline? Elle sortoit d'un doux sommeil qui avoit calmé ses chagrins de la veille, et s'impatientoit déjà revoir ce cher et cruel époux qui la fuyoit, et qu'elle avoit toujours espéré de ramener à force de persévérance. Depuis quelque temps même, elle se flattoit d'y avoir réussi, et ne trouvoit presque plus rien d'extraordinaire dans sa conduite. Il paroissoit se plaire avec elle; il la quittoit peu dans la journée; il avoit pour elle ces attentions, ces petits soins qui n'appartiennent qu'à l'amour. Souvent elle remarqua les regards passionnés [32] qu'il jetoit sur elle; une fois elle le surprit baisant avec ardeur une natte de ses cheveux qu'il lui avoit demandée. Que falloit-il de plus à Caroline? Élevée dans la plus parfaite innocence, n'ayant jamais eu de liaison ni de conversations qu'avec la chaste chanoinesse, n'ayant lu que des livres qu'elle lui donnoit, elle étoit heureuse de voir son époux, de l'entendre, de savoir qu'elle étoit aimée, de passer sa vie auprès de lui; et quand il la quittoit le soir, le seul chagrin d'être séparée de lui jusqu'au lendemain faisoit couler ses larmes; c'étoit aussi les seuls momens où elle doutoit de sa tendresse. Car enfin, disoit-elle, il ne tenoit qu'à lui de rester; nous aurions encore un peu causé, un peu lu, un peu fait de musqiue, et demain, à mon reveil, j'aurois eu le plaisir de le voir tout de suite. Ne pouvoit-il pas dormir dans ma chambre tout comme dans la sienne? Ah! si j'osois le lui dire! -- Mais sans doute il n'aime pas autant à être avec moi, [33] que j'aime à être avec lui. Alors ses pleurs couloient sans qu'elle sût pourquoi; elle regardoit son petit portrait, le baisoit, lui disoit ce qu'elle n'osoit dire à l'original, le remettoit dans son sein, alloit se coucher avec lui; et le lendemain, en revoyant le comte, elle ne pensoit plus qu'au plaisir de le voir. C'étoit à peu près là son histoire de tous les soirs; mais la veille elle avoit été plus émue qu'à l'ordinaire, et par la présence du comte, et par son trouble, et surtout par cette prompte retraite à laquelle elle ne s'étoit pas attendue. Pour la première fois, elle pensa qu'il y avoit quelque chose de bien singulier dans la conduite de son époux. Tant d'inégalités, de contrariétés, devoient enfin la frapper. Elle -- elle aimée? ne l'est-elle pas? Elle cherche à se rappeler tout ce qui peut l'éclairer sur les sentimens du comte, tout ce qui s'est passé depuis son arrivée à Ronebourg. Une romance qu'elle y avoit composée dans le temps où il l'évitoit, où elle [34] s'étoit crue haïe de lui, lui revient dans l'esprit et l'attendrit; elle la chante, et son attendrissement redouble. C'est dans ce moment que le comte l'avoit surprise, et malheureusement à la fin de la
romance. La voici telle qu'elle étoit. Un jour pur éclairoit mon âme; Quand tes soins me rendoient la vie, [35] Quel sort ta rigueur me desinte? Tu deviendras mon bien suprême, S'il eût entendu les premiers couplets, il auroit su qu'il en étoit l'objet; mais celui qu'elle chantoit alors, ce portrait , les mots qu'elle lui adressa; tout enfin le jeta dans l'erreur, et lui persuada que ce ne pouvoit être que Lindorf. Pour Caroline, après chanté, [36] pleuré et baisé sa miniature, elle se mit dans son lit plus calme et plus tranquillle. Il m'aime, pensa-t-elle, cela n'est pas douteux; mais sans doute il ne se croit pas aimé. Il se rappelle cette répugnance que je lui témoignai si durement le jour de notre mariage; peut-être pense-t-il qu'elle subsiste encore. Oh! comme je le détromperai! comme je vais le faire lire dans mon coeur, lui prouver que ce coeur est bien changé. Dès demain, il saura positivement qu'il est tout à lui; je lui dirai tout le jour que je l'aime, que je l'adore, et nous verrons le soir s'il me quittera d'abord après souper. Cette résolution la tranquillisa tout-à-fait. Elle s'endormit paisiblement, fit les songes les plus agrébles, se réveilla avec la joie la plus pure, et persista plus que jamais dans son projet de la veille. Elle ne trouve plus dans son coeur ni crainte ni défiance d'elle-même. Son époux l'aime; elle en est sûre: ses doutes et le souvenir du passé, [37] lui donnent encore cette réserve qu'elle ne peut plus supporter et qu'un mot va détruire. Elle va lui dire, lui répéter mille fois, qu'il est l'unique objet de sa tendresse, de tous les sentimens de son coeur; et ce coeur si naïf et si tendre ne peut contenir ses transports en pensant qu'elle n'aura plus de secrets pour cet homme adoré, pour cet ami généreux, à qui elle doit une vie qu'elle veut consacrer à son bonheur. Caroline étoit timide comme on l'est à dix-sept ans, quand on a toujours vécu dans la retraite; le comte surtout lui imposoit, sans quoi elle n'eût pas attendu jusq'alors à lui parler clairement. A présent même qu'elle y est décidée, elle ne sait comment s'y prendre, et plus le moment approche, plus son émotion et son embarras redoublent. Oh! combien elle regrettoit sa bonne maman! Depuis long-temps elle eût été l'interprète et le garant de ses sentimens. Comment les dévoiler elle-même? [38] Si elle écrivoit? Elle essaya; mais elle étoit trop émue, trop agitée; sa main trembloit; elle ne trouvoit aucune expression; elle ne pouvoit former un seul mot. Non, dit-elle, j'aime mieux aller chez lui; je me jeterai dans ses bras; je lui dirai . . . Je ne lui dirai rien; mais il entendra mon silence. Il saura bien lire dans le coeur de sa Caroline; il me rassurera; il me pardonnera. Plus de doutes, plus de défiance, plus de réserve. Il sera tout pour moi, et moi tout pour lui, et je vais être la plus heureuse des femmes. Elle s'enflamme de cette idée, baise son petit portrait pour animer encore son courage, et vole dans l'appartement du plus aimé des époux. Elle entre . . . Il n'y est plus! il ne paroît pas même y avoir couché! Une grand malle, au milieu de son cabinet, couverte de différentes choses empaquetées, semble announcer un projet de voyage. Caroline frissonne, trouve à peine la force de sonner. Un laquais paroît; elle lui demande [39] d'une voix tremblante où est M. le comte. Le laquais paroît surpris de cette question. -- Je croyois que madame la comtesse savoit . . . -- Quoi donc? -- Que M. le comte est parti de grand matin. Wilhelm, son valet de chambre, a veillé toute la nuit pour faire ses malles. Il m'a chargé de les faire partir à ses ordres. Il ignoroit où M. le comte veut aller; mais il croit que c'est en Angleterre. -- Ah! Dieu! il suffit, laissez-moi. Le laquais sort; Caroline tombe sur le premier siége qui se présente, et, pour la seconde fois de sa vie, éprouve toute la douleur, tous les déchiremens de l'amour au désespoir; pour la seconde fois, elle voit celui qu'elle aime la fuit, l'abandonner, s'éloigner d'elle. Mais quelle différence, et combien actuellement elle se trouve plus à plaindre! Lorsqu'à Rindaw, Lindorf se sépara d'elle, ce fut presque de son aveu. Le premier moment fut cruel, mais bientôt la vertu reprit son empire; et l'orgueil [40] d'avoir rempli son devoir devint une consolation. D'ailleurs elle savoit qu'elle étoit adorée, et que celui qui la fuyoit malgré lui, partageoit toute sa douleur; mais ici tout se réunit pour l'augmenter. C'est son époux qui la fuit; c'est celui qu'elle osoit aimer, sur qui elle avoit fondé l'espoir du bonheur de sa vie. Il la hait sans doute, puisqu'il a pu l'abandonner d'une manière aussi cruelle. Eh! dans quel moment, grand Dieu! Quand je volois dans ses bras; quand je ne redoutois plus que l'excès de sa joie . . . et partir sans me dire un seul mot, sans me revoir! Ah! c'est la haine ou l'indifférence la plus cruelle; et cependant hier au soir encore, comme il me regardoit! avec quelle tendresse il prit ma main et la pressa contre son coeur! . . . Il est vrai qu'il la repoussa avec terreur, et me quitta rapidement; et c'étoit pour toujours! . . . Non, non, c'est impossible; il n'est pas faux; il n'est pas le plus barbare des hommes . . . Il y a de l'erreur . . . Ce domestique [41] se trompe; il reviendra; il reviendra sûrement, et je veux l'attendre ici. A peine eut-elle le temps de saisir cette lueur d'espoir qui la ranimoit un peu; le laquais rentre et lui remet un paquet. -- C'est de M. le comte; son coureur arrive de Potsdam. -- Caroline à peine a la force de le prendre, et de lui faire signe de se retirer. La voilà seule; elle tient ce paquet, et n'ose l'ouvrir; il renferme l'arrêt de sa mort ou de sa vie. Il étoit assez gros et adressé à Madame la comtesse Caroline; baronne de Lichtfield, en son hôtel. Cette singularité la frappa . . . Il ne me donne pas son nom! grand Dieu! se pourroit-il? . . . et ses doigts tremblans brisent le cachet, déchirent l'enveloppe. Elle renfermoit un petit parchemin écrit, trois lettres et un papier non cacheté, qui s'ouvre, et sur lequel elle jette les yeux. Ames sensibles, peignez-vous son saisissement. Ce fatal papier, signé par le roi, ayant le sceau du roi, étoit [42] l'acte de divorce, ou plutôt une déclaration par laquelle le roi, consentant à la dissolution du mariage d'Edouard-Auguste, comte de Walstein, et de Caroline, baronne de Lichtfield, le déclaroit nul, et les parties libres de contracter d'autres engagemens. Caroline regarda quelques instans cet écrit avec des yeux égarés, et sans verser une larme. Bientôt toutes ses idées se confondent; le fatal papier s'échappe de ses mains; un nuage épais l'enveloppe; une sueur glacée couvre son visage; elle ne voit plus, elle ne respire plus; une palpitation universelle l'a saisie. Sa dernière pensée est l'espoir que la main de la mort est sur elle, qu'elle touche au terme de sa vie. Cet état dura long-temps. Quand elle reprit ses sens, elle crut sortir d'un songe affreux. Cependant la chambre où elle étoit, les papiers, les lettres qu'elle avoit autour d'elle, tout lui confirme la réalité de son malheur. Elle regarde l'adresse de ces lettres: l'une [43] est à son père, la seconde à Caroline; elle la rejette avec horreur. Que peut-il me dire lorsqu'il m'ôte la vie, lorsqu'il brise lui-même nos liens? Elle regarde la troisième: quelle surprise! elle est adressée à M. le baron de Lindorf, hôtel de Walstein, à Berlin; et au dos de la lettre: Je conjure Caroline de remettre elle-même cette lettre à mon ami, au moment de son arrivée, qui ne peut tarder. -- A Lindorf! s'écrie-t-elle, et chez lui! et c'est à moi qu'il l'envoie . . . Dieu! mon Dieu! quelle est son idée? Lindorf seroit-il ici? Se pourroit- il? . . . Seroit-il la cause? . . . Ah! plût au ciel que la jalousie! . . . il me sera si facile de la détruire pour toujours! Reprenant alors avec empressement la lettre qui lui étoit adressée, elle se hâte de l'ouvrir, de la lire, et l'espoir renaît dans son coeur. Non, ce n'est ni la haine, ni l'indifférence, ni le ressentiment qui l'ont dictée, cette lettre qui peint à la fois la générosité, la délicatesse, et plus [44] encore la passion du comte. Chaque mot témoignoit l'excès de son amour pour elle. Caroline passe en un instant du comble de la douleur à la joie la plus pure. Il m'aime, disoit-elle. Ah! puisqu'il m'aime, nos noeuds ne sont point brisés. Bientôt il saura que sa Caroline ne veut être qu'à lui, n'existe que pour lui, et que cette séparation étoit l'arrêt de sa mort. A peine la lettre est achevée, qu'elle a déjà donné des ordres pour qu'on prépare à l'instant sa berline. Pendant ce temps-là, elle lit encore cettte lettre, qui est le gage de son bonheur futur, et de l'amour de son époux. "Chère et tendre Caroline, lui disoit-il, rassurez-vous; cessez de gémir; cessez de vous contraindre. Ce n'est point à un tyran que le soin de votre bonheur fut confié; et les larmes que je viens de voir couler sur le portrait de l'amant que vous regrettez, seront les dernières que vous répandrez de votre vie, si mes voeux [45] ardens sont remplies . . . Dieu puissant! pour prix du sacrifice que je fais, que cette femme adorée soit toujours heureuse; et même loin d'elle, séparé d'elle, je pourrai supporter mon existence. -- Oui, Caroline , oui, vous serez heureuse, unie à celui que votre coeur a choisi , et qui mérite l'excès de son bonheur, si un mortel peut vous mérite. Votre âme vertueuse et sensible ne gémira plus dans des liens abhorrés; vous pourrez enfin allier l'amour et le devoir; vous ne verserez plus ces larmes amères et secrètes qui m'ont pénétré. Oh! je crois les entendre encore ces sons touchans, dictés par la douleur, adressés à l'objet de votre tendresse. Caroline, ne vous plaignez plus de lui; ne lui reprochez plus un éloignement involontaire, qu'il a cru devoir à l'amitié. Il va vous être rendu; bientôt vous le reverrez à vos pieds; bientôt vous oublierez tous deux vos peines passées. [46] -- Oh! Caroline, pardonne; depuis long-temps j'a pu les faire cesser, et porter dans ton coeur l'espérance et la joie. Depuis l'instant où j'ai su votre secret, depuis cet affreux moment où je ta'i vue prête à perdre la vie, où j'ai senti que je pouvois être plus malheureux encore qu'en renonçant à toi, j'ai juré de vous réunir l'un à l'autre; et, tu le sais Caroline, si je t'ai regardée comme un dépôt sacré, comme l'amante de l'épouse de Lindorf. Cependant, égaré par ma passion, j'ai osé croire un instant à la félicité suprême, j'ai pu prendre l'effort du devoir et de la vertu, pour un sentiment plus tendre, et j'allois me préparer des regrets éternels . . . Ah! Caroline, je le sens, il est temps de vous fuir; il le faut; je le dois. Je cours l'élever, cette barrière insurmontable qui m'interdira sans retour un fol espoir, et l'illusion dangereuse où je me laissois [47] entraîner. Je vais vous rendre à vous-même, ou plutôt à l'original de ce portrait si chéri. Adieu, Caroline, adieu! Je m'égare; j'afflige sans doute votre coeur sensible et généreux,
ne vous laissant voir toute la foiblesse du mien. Eh bien, chère Caroline, achevez de me
connoître; sachez que, quelque malheureux que je sois en vous quittant, en renonçant à vous
pour jamais, je le serois mille fois plus encore en demeurant auprès de vous, en usurpant des
droits qui ne doivent être accordés que par l'amour. Posséder Caroline, et savoir qu'un autre
possède son coeur, être un obstacle à son bonheur, à celui d'un ami qui m'est cher: voilà, voilà
ce que je n'aurois pu supporter, ce qui auroit empoisonné mes jours; et votre félicité mutuelle
peut encore y répandre quelque charme. Vous me la devrez, cette félicité; vous ne penserez à
moi qu'avec attendrissement, [48] avec reconnoissance. Sûr au moins de votre amitié, de votre
estime . . . Adieu, Caroline, je cours les mériter. Berlin, cinq heures du matin." De Potsdam, dix heures du matin, "C'en est fait, ils sont brisés ces liens que votre coeur a toujours repoussés. Caroline, vous êtes libre; mais bientôt vous serez à Lindorf . . . Ah! dites, dites-moi que vous êtes heureuse . . . Il ignore encore le bonheur qui l'attend, et je connois son amitié généreuse. Le même sentiment qui l'éloigna de Rindaw et de sa patrie, l'engageroit peut-être à s'y refuser; mais il n'est plus temps, et ce motif m'a aussi décidé à prévenir son retour. La lettre que je joins ici, achevera de lever tous ses scrupules, et de lui prouver qu'il fait le bonheur [49] de son ami, en faisant le sien et celui de Caroline. Il me reste encore à vous demander une grâce. Caroline pourroit-elle, dans ce moment, me refuser, ajouter encore à mes peines? Non, je connois son coeur. Eh bien! j'exige de votre amitié, de votre reconnoissance, que vous acceptiez l'hôtel que vous habitez actuellement. Vous aimez sa situation, votre appartement vous plaît: Caroline, il est à vous; il fut arrangé pour vous; personne que vous ne l'habitera jamais. Non, vous n'outragerez point, par un refus cruel, un ami déjà trop malheureux. Adieu, Caroline! Chère, trop chère Caroline! il est donc vrai que vous n'êtes plus à moi, que je n'ai plus aucun droit . . . Mais je n'en eus jamais: c'est le coeur seul qui peut les donner, et du moins j'en aurai à votre estime, à votre amitié, à votre compassion. Si vous vouliez [50] quelquefois m'écrire, me parler de votre bonheur . . . Mais non, non; je ne puis, je ne pourrai jamais peut-être écrire à l'épouse de Lindorf. Si Caroline de Lichtfield daigne me répondre une fois, une seule fois avant qu'elle porte un autre nom, sa lettre me trouvera dans ma terre de Walstein, où je passe huit jours avant d'aller à Dresde, auprès de ma soeur. Je pars à l'instant même . . . Quoi! je ne vous reverrai donc plus? Ces heures délicieuses passés à côté de vous me reviendront jamais? Je n'entendrai plus cette douce voix? . . . Que dis-je? vous serez toujours présente à mon imagination, à mon coeur, à ma pensée; je ne verrai que vous dans l'univers. Je joins ici l'acte de votre liberté, une lettre à votre père, celle à . . . à votre époux, et la donation de l'hôtel. Dites-moi du moins que tous ces papiers vous sont parvenus, [51] qu'ils assurent votre bonheur, et je n'aurai plus rien à désirer dans ce monde." |