[Le comte et Caroline voyage pour le compte de Matilde, Volume III, pp. 84 - 90] [84] Le souvenir de Lindorf, et même quelquefois celui de Matilde, avoient souvent ajouté aux tourmens de Caroline, dans le temps où il lui eût été permit peut-étre de ne s'occuper que d'elle seule; et bientôt ce sentiment se réveille avec plus de force par celui de son propre bonheur. A peine fut-elle arrivée chez elle, et seule avec le comte, qu'elle amena la conversation sur un objet également intéressant pour tous deux. En lui rendant la lettre inutile qu'il avoit écrite à Lindorf: -- Mais, lui dit-elle, mon cher comte, vous disposiez là d'un bien qui ne vous appartenoit pas. Lindorf est à Matilde; il faut que notre cher Lindorf devienne notre [85] frère. -- Plût au ciel, reprit le comte; mais vou oubliez . . . -- Quoi donc? -- Que ce n'est plus Matilde qui peut faire le bonheur de Lindorf. -- Eh! pourquoi? parce qu'il a aimé quelques mois Caroline de Lichtfield? Mais elle n'existe plus cette Caroline là, il ne la reverra jamais; et celle qu'il va retrouver à sa place, Caroline de Walstein, ne peut lui inspirer qu'une amitié fraternelle, qui ne nuira point à son amour pour Matilde. Qu'il la revoie seulement; il ne comprendra pas lui- même qu'il ait pu l'oublier un instant. Je voudrois être aussi sûre des sentimens de Matilde. Un mot d'une de vos lettres à Lindorf m'inquiète; vous paroissez croire qu'elle ne l'aime plus, et que ce Zastrow . . . Oh! mon Dieu, comme j'en serois fâchée! Pour toute réponse, le comte chercha dans con porte-feuille, et donna à lire à Caroline la dernière lettre qu'il avoit reçue de Matilde . . . Come elle en fut touchée! comme elle répéta plusieurs [86] fois, en la lisant: Pauvre enfant! aimable Matilde! chère petite soeur! Eh! oui, sans doute, tu vivras avec nous; tu retrouveras ton amant, ton frère, et la plus tendre soeur. Et, rendant la lettre au comte: Méchant que vous êtes, pourquoi ne pas voler tout de suite à son secours? -- Pourquoi? . . . ma Caroline étoit mourante; il n'y avoit plus qu'elle pour moi dans l'univers. -- Pauvres Matilde! du moins vous lui avez répondu? -- Oui. Mais je voudrois à présent qu'elle n'eût reçu cette réponse, et j'avoue que son silence m'inquiète . . . -- Ah! Dieu, vous l'aurez affligée! Chère Matilde . . . Et, tout à coup, se levant avec impétuosité, et s'approchant du cmote, les mains jointes, elle ajouta, d'un ton vif et suppliant: Mon ami, mon cher ami, ne me refusez pas ce que je fais vous demander; de grâce ne me le refusez pas: partons demain; allons à Dresde; allons chercher Matilde. Je brûle de la connoître, de vivre avec elle, de porter la joie et la consolation [87] dans son coeur. Relisez sa lettre, et vous ne balancerez pas un instant; pensez qu'à présent, peut-être, elle est dans les larmes et la douleur. Oh! comme je me les reproche, ces larmes dont je suis la cause! Chère petite Matilde, c'est donc moi, moi seule qui lui enlevois son ami, qui la privois de son frère. Que de torts j'ai à réparer avec elle? En vérité, je ne puis avoir un seul instant de vrai bonheur, que je ne la voie heureuse, heureuse comme moi-même. Elle parloit avec tant de feu; sa physionomie exprimoit tant de choses; elle étoit si belle dans ce moment-là, que le comte tomba presque involontairement à ses genoux, et resta long-temps la bouche collée sur sa main, sans pouvoir prononcer un mot. -- Eh bien, reprit-elle, avec impatience, nous partirons demain, n'est-ce pas? -- Adorable Caroline, s'écria le comte, vous savez donc lire dans mon coeur? L'absence de ma soeur, l'idée de la savoir [88] malheureuse, pouvoient seules altérer ma félicité; mais vous quitter, Caroline, ou vous proposer un voyage dans cette saison rigoreuse, étoient au-dessus de mes forces. -- Vous plaisantez, je crois; la saison est toujours la belle quand on voyage avec ce que l'on aime, et qu'on va chercher une amie. Le comte ne résista plus, et les préparatifs du voyage furent bientôt faits, grâce à l'aimable empressement de Caroline. Ils furent de bonne heure le lendemain sur la route de Dresde, jouissant d'avance et du plaisir de Matilde, et de sa surprise. Le comte ne lui avoit jamais parlé de son mariage, et l'embarras de lui cacher ou de lui expliquer ces projets, avoit aussi causé son silence. -- Nous la ramenerons avec nous, disoit Caroline; nous ne nous quitterons plus. Je vais enfin avoir une amie; et c'est à vous encore que je devrai ce bien si long-temps désire. Il ne manquera plus que Lindorf à notre bonheur. Mais vous dites qu'il ne peut [89] tarder à venir; nous les marierons d'abord, et nous jouirons, tous les quatre ensemble, de toute la charme de l'amour et de l'amitié. Chaque mot de Caroline transportoit le comte, l'enivroit de bonheur et d'amour. La manière franche et naturelle dont elle parloit de Lindorf, son désir de le voir uni à Matilde, devoit dissiper jusqu'à l'ombre même du doute; mais il étoit loin d'avoir là-dessus les mêmes espérances qu'elle, et de croire que jamais Lindorf pût s'unir à Matilde. Il lui paroissoit impossible qu'après avoir aimé Caroline ou pût revenir à quelque autre objet; et, bien décidé à ne pas donner sa soeur à un époux prévenu pour une autre femme, il ne formoit d'autre projet que celui de la soustraire à la tyrannie de sa tante et de M. de Zastrow, de la détacher insensiblement de Lindorf, et de lui faire attendre doucement, dans le sein de l'amitié fraternelle, un époux qui n'eût pas aimé Caroline, et qui méritât [90] mieux que l'ingrat Lindorf, le coeur et la main de Matilde. Quant à Lindorf lui-même, le comte tâchoit d'écarter son souvenir. Mais il y réussissoit foiblement; et même à côté de sa chère Caroline, même au comble du bonheur, un profond soupir s'échappoit quequefois de son coeur oppressé, en pensant que ce bonheur étoit aux dépens de son ami; que Lindorf étoit malheureux; qu'il le seroit toujours; qu'il ne le faisoit revenir dans sa patrie que pour le rendre témoin de la félicité de son rival, et ranimer peut-être dans le coeur de la pauvre Matilde des sentimens que l'absence seule de leur objet pouvoit éteindre. |