Caroline de Lichtfield

[Le tour de Matilde (qui est fière d'avoit une histoire à raconter)]



[Une fable d'un oiseleur, Volume III, pp. 97 - 101]

[97] On suppose et l'on espère que le lecteur partage un peu cette curiosité; qu'il ait donc la bonté de se transporter dans une chambre de la petite auberge où cette singulière rencontre avoit eu lieu. Qu'on se représente les quatre personnes les plus heureuse qu'il y eût alors sur la terre, éprouvant tout ce que l'amour et l'amitié ont de plus doux, assises autour d'un poële antique, parlant d'abord tous à la fois, faisant des questions les unes sur les autres sans attendre les réponses. Voyez Matilde, la gentille petite Matilde, pleurer et rire tour à tour, embrasser son frère, et puis Caroline tendre une main à son cher Lindorf, et tout à coup, d'un petit ton grave et sérieux, leur imposer [98] silence à tous, et demander un quart d'heure d'audience pour raconter mon histoire, disoit-elle en se redressant; car je suis toute fière d'avoir une histoire à faire. Elle est presque aussi singulière, dit-elle à son frère, que les beaux contes que vous me faisiez quand j'étois petite fille.

On parvient à se taire, à l'écouter: on se serre autour d'elle; elle s'adresse au comte, et commence ainsi:

Il y avoit une fois un oiseleur . . .

Un oiseleur! s'écrièrent-ils tous à la fois. Eh! oui, un oiseleur, reprit-elle, sans se déconcerter. Avant d'en venir à mon histoire, je veux raconter à mon frère une petite fable, lui donner une question à décider; et, quoi que vous disiez, j'en reviens à mon oiseleur; j'aurai bientôt fini. Cet oiseleur donc avoit attrapé par mille ruses un pauvre petit oiseau pour le faire tomber dans ses filets. Oh! comme il étoit malheureux le pauvre petit oiseau! comme il se débattoit dans les piéges qu'on lui [99] avoit tendus! comme il appeloit tous ses amis à son secours! Mais l'oiseleur faisoit en sorte qu'aucun de ses amis ne l'entendit. Enfin il vint une linote voler autour des filets dont il étoit entortillé. Pauvre petit oiseau! lui dit-elle, tu crierois bien plus fort si tu savois ce qui t'attend; demain on coupera test ailes; on t'ôtera pour toujours ta liberté; on t'enfermera avec un oiseau que tu n'aimes point, et tu ne reverras jamais celui que tu as laissé dans les airs. Le petit oiseau cria bien fort; la linote en fut touchée, et lui dit: Voyons s'il n'y a pas moyen de te sauver. Ils travaillèrent si bien tous les deux, que, crac, une maille du filet s'échappe, le petit oiseau sort la tête, et puis le corps, et puis les ailes: il les étend, il s'envole, il va tout joyeux retrouver ses amis et le bonheur.

A présent, mon frère, dites-moi lequel des deux a tort: l'oiseleur qui ôtoit au petit oiseau sa liberté, ou le petit oiseau qui a su la retrouver? -- Ah! c'est l'oiseleur, [100] sans doute, s'écria le comte, enchanté des grâces, de la finesse et de la naïveté qu'elle avoit mises dans son apologue. Le charmant petit oiseau n'aura jamais tort avec moi: quand même ma raison le condamneroit, mon coeur l'approuvera toujours. Matilde se jeta dans ses bras, de l'air le plus attendri. J'ai retrouvé mon frère, s'écria-t-elle: et sa bonté touchante m'assure plus encore que je n'ai rien à me reprocher. Oh! comme j'ai bien fait de quitter les méchans qui me faisoient douter de son amitié! -- Douter de mon amitié . . . vous, Matilde? expliquez-vous, de grâce. -- Eh bien, reprit-elle avec vivacité, on a eu la cruauté de me dire . . . de me prouver même, que vous ne m'aimiez plus; que vous ne m'écriviez plus; que vous ne me verriez plus; que vous me défendiez de penser à Lindorf; que vous m'ordonniez d'épouser Zastrow; que vous étiez reparti pour la Russie: enfin, que je n'avois plus de frère; car c'étoit la même chose . . .

[101] Ici la respiration lui manqua; et des torrens de larmes couloient sur ses jolies joues rondes et couleur de rose. Elle sourioit en même temps: ces pleurs ressembloient à ces ondées subites d'été lorsque le soleil éclaire l'horizon, et qu'on voit, à travers les grosses gouttes de pluie, briller des nuages blancs, mêlés d'un rouge tendre. Ne suis-je pas bien enfant? dit-elle quand elle put parler. Je sais que tout cela n'est pas vrai; je jouis de la réalité; vous êtes là; vous m'aimez; et la seule supposition du contraire m'afflige encore. Mais me voilà consolée, et prête à vous donner tous les détails que vous voudrez sur l'histoire du petit oiseau.


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Page Last Updated 9 January 2003