[Lindorf reprends la narration -- avec des interruptions, Volume III, pp. 146 - 160] [146] Eh bien, mon cher Lindorf, achevez, je vous en conjure, dit le comte avec le ton de l'impatience; expliquez-moi de grâce par quel hasard tous vous trouviez là à point nommé sur la route de Dresde, derrière monsieur de Zastrow. Je venois répondre moi-même à la charmante lettre que j'avois reçue à Londres. Quant à ma renconter avec le baron de Zastrow, elle fut l'effet du hasard: oui, le hasard, ou, si vous voulez, mon bon génie, me fit ariver à cette poste à peu près en même temps que lui. Je ne le connossois point; je vois un grand jeune homme de bonne mine, qui s'impatientoit en attendant des chevaux, et paroissoit en fureur de n'en pas trouver. Il s'informoit en même temps si une jeune dame qu'il tâchoit de dépeindre, n'avoit pas passé par là il y avoit quelques [147] heures. On lui disoit que non: il juroit de nouveau, soutenoit qu'elle devoit avoir passé, et il envoyoit le maître de poste à tous les diables. Dès que je fus descendu de ma chaise, il vint à moi: "Monsieur, me dit-il, vous avez sûrement rencontré une jeune dame seule, jolie, allant très-vite? Non, monsieur, je vous assure que je n'ai rencontré aucune dame, rien qui ressemble à que vous dites. -- C'est bien inconcevable! dit-il en frappant du pied; ce billet seroit-il une nouvelle ruse? . . . Pardon, monsieur, reprit-il, de ma question., de l'agitation extrême où vous me voyez. On seroit agité à moins; je cours après une femme que j'idolâtre, qui me promit sa main avant-hier, que je devois épouser aujourd'hui, et qui s'échappa fier au moment de signer. -- C'est d'autant plus malheureux, lui répondis-je, que vous n'êtes pas d'une tournure à faire fuir une femme. Mon compliment parut le flatter, et [148] m'attira toute sa confiance. Il s'inclina; et d'un ton suffisant qu'il vouloit rendre modeste, il me répondit: "Il est vrai, monsieur, que l'on ma dit cela quelquefois, et même que l'on me l'a prouvé; mais vous voyez cependant que les goûts sont différens. Les femmes en ont quelquefois de si bizarres! peut-on répondre de leurs caprices? Imaginez que celle que je pooursuis s'avise, à seize ans, de se piquer d'une fidélité romanesque pour un amant qui l'a quittée et qu'elle ne reverra jamais. Je ne le connois pas, mais je crois qu'on peut le valoir pour les agrémens; et quant à la fortune et à la naissance, assurément je ne le cède à personne. -- Je le crois, monsieur; mais, si votre rival est aimé, vous conviendrez que cet avantage. -- Aimé tant qu'il lui plaira; il est absent; il ne la verra plus. Si je puis la rattraper, elle est à moi, et finira par m'adorer. Cette conversation se passoit devant la porte de la maison de poste; et [149] m'étonnant de la facilité avec laquelle cet homme indiscret et vain s'ouvroit à un inconnu, et de son manque total de délicatesse, j'approuvois intérieurement celle qui le fuyoit , lorsqu'une chaise arrivant au grand galop du côté de Dresde, nous interrompit. Il parut n'avoir d'abord aucun soupçon, et la seule curiosité l'engageoit à regarder. La chaise arrête; une femme avance la tête. Je ne fis alors que l'entretenir et ne la reconnus point; mais mon homme s'écrie à l'instant: C'est elle! Elle se rejette au fond de la chaise en criant à son tour: Mon Dieu, c'est lui! Une femme de chambre disoit au postillon d'avancer; Zastrow, la cause levée, menaçoit de l'assommer s'il faisot un pas de plus. Je balançai un instant sur ce que je devois faire. L'espèce de confidence de l'étranger sembloit devoir me lier à ses intérêts, et j'en sentois un bien plus vif pour cette jeune infortunée qu'on marioit contre son gré. Je pouvois au [150] moins être médiateur, chercher à ramener les esprits, à rassurer cette pauvre femme éperdue. Je m'approche de la chaise dans cette intention, bien éloigné d'imaginer à quel point j'étois intéressé à cette aventure, lorsque je m'entends nommer avec l'accent de la plus vive surprise. La portière s'ouvre, et Matilde elle- même, que je reconnu alors à l'instant, quoiqu'elle fût embellie et grandie, la charmante Matilde se précipite auprès, de moi, et me prenant la main, elle me dit d'une voix entrecoupèe par la terreur et par la joie: O cher Lindorf! Dieu lui-même vous envoie à mon secours; défendez votre Matilde. On veut vous l'enlever; mais elle ne sera, elle ne veut être qu'à vous. A peine avois-je pu lui répondre, que Zastrow, m'ayant entendu nommer, jette sa canne, tire son épée, et s'avance fièrement en disant: Monsieur de Lindorf, quelle trahison! et s'adressant à Matilde: Mademoiselle, je vous [151] prie de monter dans ma chaise de poste. J'ai des ordres positifs de votre tante de vous ramener à Dresde, et je ne pense pas que monsieur ait le droit de s'y opposer. C'est ce que nous verrons dans un moment, monsieur, lui dis-je froidement en soutenant Matilde, que tant d'émotions l'une sur l'autre avoient privée de ses sens, et qui se laissoit tomber sur moi sans connoisance. Je la soulevai et l'emportai dans la maison de poste. Je la posai sur le premier lit que je trouvai, et la recommandant à plusieurs personnes que le bruit avoit rassemblées, je ressortis tout de suite; et, l'épée à la main, comme monsieur de Zastrow, j'allai au-devant de lui. Il vouloit absolument entrer; deux or trois hommes le retenoient de force. Dès que je parus on le laissa libre, et je m'éloignai de quelques pas avec lui: nous entrâmes dans un petit jardin. Monsieur le baron, lui dis-je, vous [152] m'avez accusé de trahison. Je conviens que les apparences sont peut-être contre moi; mais je veux bien vous assurer sur mon honneur que le hasard le plus heureux, il est vrai, m'a seul conduit ici. En vous parlant, j'ignorois également et que vous fussiez mon rival, et la fuite de Matilde. Si cette assurance vous suffit, et que, laissant mademoiselle de Walstein maîtresse absolue d'elle-même, vous juriez de vous en rapporter à sa décision, je vous offre mon amitié, et je vous assure de mon estime. Sinon je défendrai mes droits sur elle et sa liberté, aux dépens de ma vie. Défends-les donc, traître, me répondit-il en se jetant sur moi avec tant d'impétuosité, que, n'étant point en garde, je ne pus éviter de recevoir une blessure au bras gauche. Elle étoit légère, et ne fit qu'irriter ma fureur contre mon adversaire. Il se livroit avec si peu de ménagement, et lorsqu'il me vit blessé il se crut si sûr de la victoire, que j'eus peu de peine à le désarmer. [153] Son épée sauta de sa main; je mis légèrement le pied dessus. -- Vous voilà hors de combat, lui dis-je; je suis maître de votre vie; je suis blessé et vous ne l'êtes pas; mais, malgré ce petit désavantage, je suis prêt à vous rendre votre arme, et à recommencer si vous ne renoncer pas à toutes vos prétentions sur Matilde, et si vous ne promettez pas de repartir pour Dresde à l'instant même sans la revoir. Il hésita; et je m'aperçus au changement de sa physionomie que mon procédé faisoit impression sur lui. La fierté combattoit encore: enfin l'honneur eut le dessus. Il me tendit la main: Rappelez-vous, me dit-il, qu'à ces deux conditions là vous m'avez offert votre estime et votre amitié. Je vous demande l'une et l'autre, et je cours les mériter en apaisant ma tante, en l'engageant à confirmer un bonheur qui vous est dû . . . Oubliez le passé; faites ma paix avec Matilde; je ne prétends plus qu'à son amitié: aussi bien, ajouta-t-il en [154] reprenant son ton suffisant, je suis peu accoutumé aux dédains, et je ne sais pourquoi j'ai supporté les siens si long-temps. Je l'embrassai en l'assurant que c'étoit la dernière cruelle qu'il trouveroit; que pour lui résister il falloit avoir le coeur prévenu; et nous nous séparâmes les meilleurs amis du monde. Je le vis monter dans sa chaise, et je me hâtai de rentrer auprès de Matilde, dont j'étois très-inquiet; cependant jamais évanouissement ne fut plus heureux, puisqu'il lui déroba la connoissance d'une scène qui l'auroit mortellement effrayée. Elle commençoit à reprendre ses sens, ne savoit où elle étoit, et regardoit autour d'elle avec étonnement lorsque j'entrai: alors sa charmante physionomie reprit ses grâces accoutumées. -- Cher Lindorf, me dit-elle, ce n'est donc point un songe? il est vrai que je vous ai retrouvé? A présent nous ne nous quitterons plus. A peine put-il achever cette phrase [155] la jolie main de Matilde lui ferma la bouche. -- Paix donc, monsieur! je ne vois pas qu'il soit besoin de répéter mot à mot toutes mes paroles. Mon cher frère, ma chère soeur, ne croyez pas un mot de tout cela; peut-être que je le pensois, mais vraiment je n'avois garde de le dire; et quand je l'aurois dit, savois-je ce que je faisois? Une fuite, une rencontre, une reconnoissance, un combat, un évanouissement . . . on seroit troublée à moins, et il est bien permis d'extravaguer un peu dans les premiers momens; mais à présent que me voilà bien raisonnable, je . . . Elle regardoit Lindorf en souriant malicieusement. -- Eh bien? -- Eh bien, je dis encore de même, et la raison confirme aujourd'hui ce qui échappoit hier à l'amour. Elle étoit si jolie en disant cela, toute cette petite figure avoit tant de grâces, que Lindorf, dans ce moment là, crut l'aimer plus qu'il n'avoit aimé de sa vie, et l'exprima avec un feu, [156] une vivacité qui ne pouvoient laisser aucun doute. Caroline étoit transportée de joie; elle embrassa le comte en lui disant: Avois-je tort quand je vous assurois qu'il l'aimeroit à la folie? Le comte regardoit Lindorf avec étonnement. Jusqu'alors, sans pouvoir comprendre par quel hasard il le trouvoit réuni à Matilde, il avoit attribué à un effort de raison et d'amitié l'attachement qu'il lui témoignoit; il se rappeloit trop bien à quel excès il avoit adoré Caroline, pour croire qu'en aussi peu de temps cette passion si vive pût avoir un autre objet. Cependant Lindorf avoit l'air de la sincérité en témoignant ses sentimens à Matilde; et Lindorf n'étoit pas faux. Le comte, d'ailleurs, étoit si fort accoutumé à lire dans son coeur, qu'aucun mouvement secret n'auroit pu lui échapper, et son coeur paroissoit dicter ses expressions. Lindorf s'aperçut à son tour de ce qui se passoit dans l'âme du comte, et s'approchant de lui, il lui dit à demi-voix: [157] Lorsque nous serons seuls, mon cher comte, je vous ferai mon histoire; vous aurez le clef de ce qui paroît vous surprendre: en attendant, croyez que vorre ami n'a point appris l'art de feindre, et qu'il sent tout ce qu'il exprime. Le comte lui serra la main, et pria Matilde d'achever ce qui lui restoit à raconter; c'étoit peu de chose, mais on vouloit tout savoir, et le moindre détail intéressoit. Ce fut encore Lindorf qui prit la parole. Mon valet de chambre, qui est chirurgien, pansa ma blessure. J'avois espéré pouvoir la cacher à Matilde, ainsi que m on combat avec Zastrow; je lui dis simplement qu'il avoit entendu raison, et qu'il étoit reparti pour Dresde en promettant d'apaiser sa tante. Elle en fut charmée; et tous les deux éprouvant une égale impatience de vous revoir, nous partîmes à l'instant même. Le mouvement de la voiture, et peut-être la douce agitation de mon [158] coeur, ne tardèrent pas à rouvrir ma blessure. Matilde eut l'émotion la plus vive en voyant couler mon sang: il ne me fut plus possible de lui en cacher la cause, et nous fûmes obligés d'arrêter ici pour mettre un nouvel appareil. La plaie se trouva plus profonde que nous ne l'avions jugé d'abord; Varner me condamna à vingt-quatre heures de repos. Je sollicitai vainement mon aimable compagne de continuer sa route, et de me laisser dans cette mauvaise auberge; elle ne voulut jamais y consentir. Vraiment, je n'avois garde, interrompit Matilde avec vivacité; je connoisssois mieux mon devoir: a-t-on jamais vu qu'une héroïne de roman abandonnât son chevalier blessé pour elle en la défendant contre un félon ravisseur? Je crois même que pour être dans le grand costume, c'est moi qui devois panser cette plaie en l'arrosant de mes larmes; j'attachai du moins l'écharpe avec assez de grâce: qu'en [159] dites-vous, mon frère? mon attitude n'étoit-elle pas touchante? -- Vous ressembliez tout-à-fait, lui dit le comte en riant, à une princesse du temps d'Amadis. -- Une des belles du fameux Galaor, reprit Matilde, en jetant un petit coup d'oeil sur Lindorf? C'est donc à celle qui l'a fixé? dit-il en lui baisant la main. -- Galaor disoit cela à toutes les belles qu'il rencontroit, et il les persuadoit; mais je ne suis pas aussi crédule, et je vais mettre votre sincérité à l'épreuve. -- Ordonnez. -- Une femme autrefois exigeoit froidement de son amant de ne pas prononcer un seul mot pendant deux années, et il obéissoit. O l'heureux temps! Je suis sûre à présent que si j'ordonnois à mon chevalier blessé repos et silence seulement jusqu'à demain, je ne serois pas obéie. -- Vous le serez toujours, lui dit Lindorf en mettant un genou en terre, et il y a quelque mérite à ma soumission; j'avois bien des choses à dire à mon ami. -- Et vous auriez passé [160] la nuit entière à causer; et la fièvre, et la blessure? . . . Je réitère mes ordres absolus: repos et silence jusqu'à demain. On le lui promit, mais avec peine. Les deux amis éprouvoient une égale impatience de s'entretenir en liberté; le comte surtout avoit un double intérêt à pénétrer dans la coeur de Lindorf, à s'assurer qu'il étoit bien guéri de sa passion pour Caroline, et qu'il aimoit assez Matilde pour faire son bonheur. Ils convinrent donc que pour se dédommager du silence qu'on leur imposoit, ils feroient route ensemble le lendemain dans la chaise de poste de Lindorf, et laisseroient aux dames la berline du comte. Cet arrangement fut accepté avec plaisir par Caroline. Elle désiroit autant que les deux amis, qu'ils eussent une conversation particulière qui achevât de rassurer son époux sur ses sentimens passés, et qui apprît à Lindorf ceux qu'elle éprouvoit actuellement. |