[La dernière leçon: le frère détruit la douce illusion de sa soeur, Volume III, pp. 161 - 168] [161] Matilde auroit préféré peut-être qu'on lui laissât soigner son chevalier blessé, mais elle n'osa le témoigner; et son frère ayant parlé d'envoyer son valet de chambre à Dresde avec des lettres pour la baronne de Zastrow, elle se retira pour lui écrire, ainsi qu'à mademoiselle de Manteul, à qui on renvoyoit aussi ses gens et sa chaise. Elle revint bientôt, ses deux lettres à la main. Le comte lut celle à madame de Zastrow, l'approuva, y joignit quelques lignes, et regardant Matilde qui cachetoit celle pour mademoiselle de Manteul, il lui dit en souriant: -- Exprimez-vous bien vivement votre reconnoissance à cette amie si zélée pour vos intérêts? -- Mais je l'exprime comme je la sens; et c'est beaucoup dire. En vérité, vous qui êtes un héros d'amitié, mon frère, vous devez être enchanté d'en trouver un tel exemple, et chez une femme encore. -- Le comte continuoit de sourire. -- Qu'est-ce que c'est que cet air ironique? Vous n'y croyez [162] pas? Ma soeur, vous prendrez, j'espère, avec moi le parti de notre sexe. -- Nous ferons mieux, dit Caroline, nous lui prouverons que deux femmes peuvent s'aimer de bonnne foi. -- Je ne leur fais pas le tort d'en douter, reprit le comte; je crois même qu'une amitié sincère, pure désintéressée, est moins rare parmi les femmes qu'on ne le pense. Un sentiment si doux est fait pour leur âme sensible et confiante; mais vous me permettrez de ne pas citer mademoiselle de Manteul comme un modèle d'une amitié pure et désintéressée. -- Comment, mon frère, après tant de preuves de plus vif intérêt! -- Chère Matilde, je suis fâchée de vous ôter cette heureuse crédulité de votre âge, qui prouve si bien l'innocence de votre coeur; mais je doute très-fort que vous fussiez l'objet de ce vif intérêt que mademoiselle de Manteul prenoit à votre situation. N'avez-vous jamais pensé que monsieur de Zastrow pouvoit y avoir quelque part, et qu'elle a bien plus songé à [163] éloigner une rivale qu'à servir une amie? Toute sa conduite l'annonce, et j'en suite convaincu. Matilde étoit confondue; mille petites circonstances se retraçoient en foule à son esprit, et lui prouvoient que son frère avoit raison; cependant elle ne crut pas devoir en convenir, et dit avec vivacité: -- En vérité, vous vous trompez tout-à-fait; elle déteste Zastrow, et ne cessoit de m'en dire du mal, de le tourner en ridicule. -- Adresse de plus pour augmenter votre répugnance: c'est précisément ce qui me fait dire qu'elle n'est pas une véritable amie. Si mademoiselle de Manteul, victime d'un sentiment involontaire pour monsieur de Zastrow, vous eût ouvert son coeur, et rendu confiance pour confiance; si vous eussiez concerté ensemble les moyens d'éviter un mariage qui vous rendoit toutes les deux malheureuses, je croirois à son amitié, et ne la blâmerois en rien. Mais je déteste la ruse à cet âge; et [164] sa conduite est une ruse continuelle. Elle n'a pensé qu'à elle seule en vous faisant faire une démarche imprudente, que l'événement justifie, mais qui pouvoit vous perdre. Lindorf prit la parole. -- Vous êtes bien sévère, mon cher comte. Quels que soient les motifs de mademoiselle de Manteul, elle m'a trop bien servi pour que je ne cherche pas à la justifier. Je ne vois dans tout cela qu'une adresse bien pardonnable à l'amour; d'ailleurs, en travaillant pour elle-même, elle sauvoit aussi son amie d'un malheur inévitable. -- Oui, sans doute, dit Matilde, qui reprit courage en se voyant soutenue; car enfin, un jour de plus, et j'étois forcée d'épouser cet odieux Zastrow. -- Et ne voyez-vous pas, ma chère amie, que j'étois en chemin? Un jour de plus, et vous étiez délivrée de la tyrannie sans un éclat qui nuit toujours à la réputation d'une jeune personne, et sans vous brouiller avec une tante à qui vous devez beaucoup. [165] Votre seul tort, chère Matilde, est de vous être défiée de ma tendre amitié, d'avoir pu croire un instant que je vous abandonnois, et de vous être confiée aveuglément à une jeune imprudente: d'ailleurs, c'est elle qui vous a conduite et entrainée. -- Ah! mon frère, s'ècria Matilde en se jetant tout en pleurs dans ses bras! pardonnez-nous à toutes les deux. Si vous saviez combien je me reproche de vous avoir parlé d'elle, de vous en avoir donné mauvaise opinion! J'étois si loin de penser, que je croyois de bonne foi que vous admireriez sa conduite et son zèle. Lindorf se joignit à Matilde, et gronda son ami de sa sévérité. Caroline serroit Matilde contre son coeur, essuyoit ses larmes, en versoit avec elle. -- Ah! puis-je en vouloir à mademoiselle de Manteul, s'écria le comte attendri à l'excès, puisque c'est à elle que je dois le bonheur de voir réuni tout ce que j'aime? Je lui pardonne si bien, [166] que je désire de tout mon coeur qu'elle épouse Zastrow, et que je veux même en parler à ma tante. Pardonne aussi, toi, chère Matilde, si je t'ai affligée, si j'ai détruit ta douce illusion. J'ai cru te devoir cette petite leçon; c'est la dernière que je ferai, et dès ce moment je remets à Lindorf le soin de ta conduite et de ton bonheur. Vous savez si je l'ai désirée cette union qui comble tous mes voeux! O ma Caroline! ma soeur, mon ami! mon coeur peut à peine suffire à tous les sentimens que vous inspirez au plus heureux des hommes. Matilde le remercia mille fois de l'avoir éclairée sur son imprudence, qu'elle avoit peine à se reprocher, disoit-elle, puisqu'elle avoit avancé l'instant de leur réunion. Elle voulut ajouter à sa lettre à mademoiselle de Manteul quelques plaisanteries sur monsieur de Zastrow, seulement pour lui prouver qu'on l'avoit devinée. Le comte ne s'étoit point trompé [167] dans l'idée qu'il avoit prise d'elle sur le récit de Matilde. Mademoiselle de Manteul n'avoit eu d'autre motif qu'un goût très-vif pour le jeune baron de Zastrow. Il lui avoit rendu quelques soins avant ses voyages; elle s'étoit même flattée de l'épouser à son retour. L'arrivée de Matilde à Dresde, les projets de sa famille, l'attachement que monsieur de Zastrow prit pour l'aimable épouse qu'on lui destinoit, tout anéantissoit ses espérances, lorsque la confidence de Matilde vint les ranimer. Elle ne s'étoit liée avec elle que pour se procurer les occasions de voir monsieur de Zastrow, de lui rappeler ses anciens sentimens, de pénétrer dans ceux de Mailde, de lui en inspirer, s'il étoit possible, pour quelque autre objet. Elle avoit espéré que ce seroit pour son frère, et c'est dans ce but qu'elle lui montra sa lettre. Sa joie fut extrême lorsqu'elle apprit que cet objet existoit déjà,et que sa jeune rivale étoit décidée à la ferme résistance. [168] Il lui importoit trop qu'elle y persistât, pour ne pas l'encourager vivement; mais cela ne suffisoit pas. Elle pensa que le meilleur moyen de parvenir à son but étoit d'éloigner Matilde de Dresde, et de l'engager à quelque démarche qui rompît absolument et sans retour le mariage projeté. Ce fut elle qui persuada à madame de Zastrow et à son neveu, qu'en effrayant Matilde on obtiendroit son consentement. On a vue quel parti elle sut tirer de cet effroi, et comme tout lui réussit. Elle recueillit cependant peu de fuit de ses intrgues: monsieur de Zastrow reconnut dans la chasie de poste l'ancienne femme de chambre de mademoiselle de Manteul, et, convaincu qu'elle avoit favorisé la fuite de Matilde, indigné du rôle perfide qu'elle aovit joué, il eut peine à le lui pardonner. Mais ces perfidies étoient une suite de l'amour qu'elle a pour lui, et quand l'amour-propre des hommes est flatté, ils sont toujours indulgens. |