[Dans une voiture, Volume III, pp. 169 - 172] [169] Revenons à nos heureux voyageurs. Le lendemain, la blessure de Lindorf alloit à merveille: le bonheur est un baume si salutaire! On reprit donc la route de Berlin, Caroline et Matilde dans une des voitures, et les deux amies dans l'autre. Laissons les amiables belles-soeurs se parler des objets de leur tendresse, se féliciter de leur bonheur, former des plans délicieux pour l'avenir, et se lier d'une amitié qui durera toute leur vie; laissons-les regarder souvent aux deux portières de la chaise de poste qui les suit, et s'impatienter d'arriver pour ne plus se quitter. Les deux amis la partageoient cette impatience; mais les hommes sentent bien moins vivement ces petites privations qui font le désespoir des femmes sensibles. Peut-être sont-ils dans les grandes occasions plus ardens, plus passionnés, plus capables de tout pour l'objet de leur amour; mais toutes les preuves journalières, tous les sentimens, toutes les nuances d'une passsion vive, délicate [170] et soutenue, n'appartiennent qu'aux femmes. Non-seulement les hommes n'en sont pas susceptibles, il en est peu même qui sachent les apprécier. Ceux-ci d'ailleurs avoient tant de choses à se dire! et cependant la chaise rouloit depuis long-temps, et le plus profond silence y régnoit encore . . . Lindorf ne savoit par où commencer tout ce qu'il avoit à l'époux de Caroline et le comte craignoit que la moindre question n'eût l'air du doute ou du reproche: ce fut lui cependant qui parla le premier. Il exprima vivement à son ami tout ce qu'il avoit éprouvé à la lecture du cahier qu'il avoit remis à Caroline. Je confie sans la moindre crainte, lui dit-il, le bonheur de ma soeur à l'ami auquel je dois tout le mien, à celui qui, amoureux et aimé de la plus charmante femme de l'univers, sut non-seulement sacrifier sa passion, mais chercher à lui en inspirer pour un autre objet. O mon cher Lindorf! si je vous dois le coeur de Caroline et le bonheur de Matilde [171], pourrai-je jamais m'acquitter envers vous? . . . Mais expliquez-moi cette révolution subite dans vos sentimens, que je ne puis comprendre. Ceux que vous témoignez à ma soeur ne sont-ils point un nouveau sacrifice de votre amitié généreuse? ne cherchez-vous point à vous en imposer à vous-même? est-il bien vrai que Caroline? . . . Mon cher comte, interrompit Lindorf vivement, je vous ferois des sermens si je ne savois pas que la parole de votre ami vous suffit; croyez-le donc cet ami quand il vous assure qu'il est digne d'être votre frère, et qu'il n'exprime que ce qu'il sent. J'aime votre Caroline, sans doute, mais comme j'aime son époux, d'une amitié aussi pure, aussi vive, aussi inaltérable; et j'aime ma chère Matilde comme la seule femme qui puisse actuellement me rendre heureux. Vous êtes surpris, je le vois; apprenez donc tout ce qui s'est passé dans mon coeur depuis notre séparation. Vous lirez dans ce coeur que [172] vous avez formé. et j'ose croire que vous en serez satisfait. Le comte se prépara à l'écouter avec la plus grande attention, et Lindorf commença. |