Caroline de Lichtfield


[Lindorf raconte l'histoire de sa mélancolie et son voyage, Volume III, pp. 172 - 183]

[172] Puisque vous avez lu mon cahier, mon cher comte, vous êtes instruit de l'époque et des détails de ma connoissance avec Caroline, et des sentimens qu'elle m'inspira. Je ne chercherai point à les justifier, vous savez s'il étoit possible de la voir avec indifférence; j'atteste cependant le ciel que, malgré tous ses charmes, elle eût été sans danger pour moi, si j'avois eu le moindre soupçon des liens qui vous unissoient. Mais tout concouroit à me laisser dans l'erreur. Votre silence, l'âge de Caroline à peine sortie de l'enfance, le nom qu'elle portoit, la bonne chanoinesse qui me témoignoit ouvertement le plus vif désir de m'unir à son élève; tout enfin m'assuroit qu'elle étoit libre, et qu'en osant l'adorer . . . O mon ami! pourquoi votre fatale discrétion! . . . Mais passons sur ces temps où, coupable sans le [173] savoir, j'offensois l'ami généreux pour qui j'aurois mille fois sacrifié ma vie. Il a lu l'expression de ma douleur, de mes remords, de la résolution que je pris, à l'instant qui me découvrit mon crime, de m'éloigner pour toujours. Je crus le réparer en quelque sorte ce crime involontaire, en faisant connoître à Caroline l'époux qu'elle fuyoit; je savois que son âme étoit faite pour sentir, pour apprécier la vôtre, pour se donner à celui qui méritoit seul un bien si précieux.

Ah! c'est ton amitié qui sut me peindre avec ces traits si flatteurs, si propres à faire impression sur elle, interrompit le comte avec feu. Cher Lindorf, c'est à toi seul que je dois le coeur de ma Caroline et tout le bonheur de ma vie; sans toi, sans cet amour que tu te reproches. Caroline eût toujours ignoré, peut-être, que je pouvois faire le sien. Mais achève, cher ami; il me tarde d'être convaincu que tu sera heureux comme moi, que Matilde peut [174] récompenser le sublimie effort qui dicta ton écrit et t'éloigna de Rindaw.

J'en partis, reprit Lindorf, bien décidé à ne revoir Caroline que lorsque je serois digne d'elle et de vous, et que j'aurois surmonté ma fatale passion; j'étois loin de prévoir que cet heureux moment fût aussi prochain. La solitude de mon antique château de Ronebourg augmentoit mon amour et ma mélancolie. Mon imagination me transportoit sans cesse dans le pavillon de Rindaw; je croyois voir Caroline, je croyois l'entendre; et quand cette douce illusion se dissipoit, mon désespoir et mes remords devenoient plus déchirans. Votre arrivée et le récit que vous me fîtes, y mirent le combe. Vous aimiez Caroline; votre bonheur dépendoit d'être aimé d'elle: dès cet instant je renouvelai le voeu de faire tous mes efforts pour surmonter ma passion, de me bannir plutôt pour jamais de ma patrie, et surtout de vous laisser toujours ignorer notre fatale rivalité. Oui, je [175] l'aurois tenu ce voeu, qui devenoit chaque jour plus sacré; jamais le nom de Caroline ne seroit sorti de ma bouche, si son apparition subite à Ronebourg, cette apparition que je ne puis comprendre encore, n'eût égaré ma raison.

Dispensez-moi de vous peindre ce que j'éprouvai dans cet affreux moment, où, la croyant expirante, je trahis le secret de mon coeur; où je vous appris que cet ami, comblé de vos bienfaits, après avoir attenté à vos jours, osoit être votre rival. Je fus sur le point de vous venger moi-même, et de suivre celle que je croyois déjà privée de la vie; mais elle fit quleques mouvemens; je vis ses yeux se rouvrir, ses joues se colorer; elle vous étoit rendue, je ne voulus point troubler votre bonheur par l'affreux spectacle de la mort de votre ami. Je passai dans ma chambre; je vous écrivis une lettre, que vous aurez trouvée sur mon bureau; et, montant à cheval, je m'éloignai [176] rapidement sans savoir où j'irois, et sans penser à prendre aucun domestique avec moi.

La première journée, je marchai sans tenir de route décidée, où mon cheval me conduisoit. Le soir, arrêté dans une mauvaise auberge, je cherchai cependant à rassembler mes idées; je résolus de suivre mon premier projet, qui étoit de passer en Angleterre. J'avois écrit en cour pour en demander la permission, et je l'avois obtenue. Mon valet de chambre et mes équipages pouvoient me rejoindre; rien ne devoit m'arrêter, et je pris tout de suite le chemin de Hambourg, où je voulois m'embarquer. Je courus la poste jour et nuit: ce mouvement continuel convenoit à l'agitation de mon âme, et le repos m'eût été insupportable. J'aurois voulu trouver, en arrivant à Hambourg, un vaisseau prêt à partir; et m'embarquer en sortant de ma chaise ce poste: heureusement il n'y en avoit pas. Quelques [177] heures après mon arrivée, je fus saisi d'une fièvre ardente, qui dura plusieurs jours. Un médecin, que l'hôte fit appeler, me fit saigner si abondamment, qu'une foiblesse excessive succéda à la fièvre, et retarda mon départ. Forcé d'attendre à Hambourg le retour de ma santé et de mes forces, j'écrivis à mon valet de chambre de venir m'y joindre.

Cette maladie, suite bien naturelle de ce que j'avois éprouvé, et ma course forcée, furent sans doute un bonheur. Elle calma la violence de mes transports, et m'obligea, malgré moi peut-être, à suivre le plan que je m'étois prescrit, dès que je sus que vous étiez l'époux de Caroline. Je puis vous l'avouer à présent que je rougis de ma foiblesse, et que je l'ai surmontée; mais, plus de vingt fois sur la route, je fus tenté de retourner à Ronebourg et de vous demander Caroline ou la mort. Si j'eusse été forcé de m'arrêter à Hambourg sans y tomber malade, peut- être aurois-je succombé, et je me serois à jamais rendu indigne de votre estime et de votre amitié. Ma fièvre, et surtout l'abattement de ma convalescence, me firent voir les objets sous un autre point de vue. Soit que le physique influe sur le moral, soit que ce fût le fruit des réflexions que je ne cessois de faire, ou que mon amitié pour vous, mon cher comte, fût assez forte pour triompher de l'amour, il est certain que ma passion s'affoiblissoit chaque jour, ou plutôt ma raison se fortifioit. J'adorois toujours Caroline, mais comme on adore la divinité, sans oser même imaginer de la revoir jamais. Je frémissois d'en avoir eu l'idée; et, loin de conserver le désir de me rapprocher d'elle, j'éprouvois celui de m'éloigner davantage, et j'attendois Varner avec impatience.

J'étois dans ces dispositions lorsque le jeune baron de Manteul arriva à Hambourg, et vint loger dans la même auberge que moi. L'hôte lui parla tout [179] de suite de ma maladie, lui exagéra le danger où j'avois été, les soins qu'il avoit pris de moi, ma peine à me rétablir, et lui inspira l'envie de me voir. Il se fit annoncer chez moi; je connoissois de réputation cette famille saxonne; je le reçus avec plaisir. Son extérieur me prévint en sa faveur, et sa conversation ne démentit point cette bonne opinion. Je fis sur lui la même impression. Au bout de quelques heures nous fûmes ensemble comme d'anciennes connoissances. Il alloit aussi en Angleterre; mais il ne pouvoit s'arrêter pus de trois jours à Hambourg. Apprenant que je voulois aussi passer la mer, il me sollicita vivement de m'embarquer avec lui. Ma santé, qui se fortifioit chaque jour, me permettoit de partir, et je consentis avec plaisir à cet arrangement qui me procuroit une compagnie agréable.

Je laissai à l'hôte un billet pour mon valet de chambre, et deux jours après nous quittâmes Hambourg, M. de [180] Manteul et moi, en nous félicitant mutuellement de cette heureuse rencontre. Nous convînmes aussi de ne point nous quitter en arrivant à Londres, et de prendre un logement commun entre nous d'eux. Ce jeune homme me convenoit d'autant plus, qu'il étoit presque aussi triste que moi, et souvent nous soupirions à l'unisson: il fut le premier à le remarquer. Pendant la traversée nous étions seuls sur le tillac, absorbés dans nos idées, et gardant tous les deux le plus profond silence. Manteul le rompit enfin. Je crois, me dit-il, que je découvre entre nous une nouvelle conformité; convenez, mon cher Lindorf, que votre coeur est occupé, et que vous regrettez profondément quelqu'un dans votre patrie? Je rougis; mais détournant la question sur lui-même, je lui dis en riant qu'il venoit de me faire un aveu. Je ne le nie point, me répondit-il, et si vous connoissiez l'objet de mes regrets, vous en comprendriez la vivacité. [181] Lorsque je quittai la Saxe, je croyois ne fuit que le danger d'aimer la plus charmante personne de l'univers; depuis que je ne la vois plus, je sens que le mal étoit fait, et que je suis parti trop tard. -- J'avouai que mon coeur n'étoit pas plus libre que le sien, mais sans rien ajouter de plus; je cherchai même à détourner la conversation, et je me contentai de quelques réflexions vagues sur les peines de l'amour.

Notre courte navigation fut heureuse. Nous arrivâmes à Londres. L'aspect de cette grande ville, si riche, si peuplée, eut le pouvoir de me distraire de ma mélancolie. Comme je désirois sincèrement d'en guérir, je me livrai de moi-même à toutes les distractions qui se présentoient, et je m'en trouvai bien. Je recouvrai bientôt mes forces, ma santé, même une parite de la gaîté qui m'étoit naturelle; cependant Caroline occupoit toujours mon coeur et ma pensée. Dans [182] mes momens de solitude, je ne songeois qu'à elle; mais comme je redoutois ce dangereux souvenir, je travaillois sans cesse à l'écarter, et j'étois seul le moins qu'il m'étoit possible. Manteul me quittoit rarement, s'attachoit davantage à moi tous les jours, et redoutoit à l'avance le moment de nous séparer. A son arrivée à Londres, il avoit trouvé chez son banquier des lettres de Dresde, qui parurent lui faire le plus grand plaisir.

Il seroit possible, me dit-il alors, que son retour dans sa patrie fût plus prochain qu'il ne l'avoit pensé; mais l'événement qui le rappelleroit seroit si heureux pour qui, qu'il ne regrettetroit [sic] que moi. Il m'étoit aisé de voir qu'il auroit voulu m'ouvrir entièrement son coeur; mais peut-être alors eût-il exigé le réciproque, et j'étois décidé à ne confier jamais à personne le secret de ma fatale passion, à ne jamais prononcer le nom de Caroline. J'évitai donc sans affectation de lui [183] demander celui de l'objet de son attachement, ou de lui faire aucune question que pût amener une confidence.


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