Caroline de Lichtfield


[La jalousie, Volume III, pp. 183 - 195]

[183] Nous avions été présentés par M.*** de J.*** notre envoyé à la cour de Londres, chez plusieurs seigneurs. Un jour nous étions à dîner avec beaucoup d'hommes, chez milord Salisbury. Au dessert, il fut question de toster. Vous connoissez sans doute cet usage anglois, qui consiste à porter à la ronde la santé de la femme qui nous intéresse le plus? Lorsque ce fut mon tour, mon coeur disoit Caroline, et ma bouche faillit à le prononcer; je me retins cependant, et je priai qu'on me dispensât de nommer celle dont je portois la santé. On me plaisanta beaucoup sur ma discrétion, et l'on but à la ronde la santé de la belle inconnue.

Je ne serai point aussi discret que Lindorf, dit Manteul en prenant son verre, et je fais gloire de boire à la santé de l'aimable Matilde de Walstein. Ce nom me frappa si fort, que je crus [184] avoir mal entendu; mais il fut répété plusieurs fois, et je ne pus douter que ce ne fût bien Matilde elle-même, cette Matilde dont j'avois été si tendrement aimé, et que j'avois si cruellement offensée.

Je ne puis vous exprimer de quel trouble je fus saisi, moi qui, l'instant auparavant, n'aurois pas cru possible qu'un autre nom que celui de Caroline eût pu me faire la moindre impression.

Manteul étoit trop loin de moi pour lui parler, pour lui demander si cette Matilde étoit bien celle qu'il aimoit; mais pouvois-je en douter? Sa physionomie s'étoit animée en prononçant son nom, en l'entendant répéter. Je le regardai, et je le trouvai mieux encore qu'à l'ordinaire; il me parut fait pour être aimé, et sans doute il l'étoit de Matilde. Ces lettres qui l'ont rendu si content, étoient sans doute de Matilde; ce retour si prompt à Dresde, et qui doit le rendre si heureux, est sans doute ordonné par Maitlde; sans [185] doute il doit recevoir sa main; il a déjà son coeur. Toutes ces idées m'occupèrent, et pandant le reste du dîner, et pendant le spectacle, où je fus entraîné malgré moi. J'aurois voulu pouvoir parler tout de suite à Manteul, pénétrer dans son coeur; je me reprochois d'avoir évité ses confidences; je craignois d'avoir manqué le moment; enfin j'étois agité au point que, ne pouvant rester plus long-temps au spectacle, que je ne regardois ni n'écoutois, je pris le parti de le quitter, et de rentrer chez moi, où j'attendis Manteul avec une impatience dont je ne pouvois me rendre raison à moi-même.

Il ne tarda pas à rentrer; ma prompte sortie du spectacle l'avoit alarmé. A peine lui donnai-je le temps de me le dire; je lui demandai tout de suite si cette Matilde de Walstein dont il avoit porté la santé, soeur de comte de Walstein, ambassadeur en Russie, étoit celle qu'il aimoit? -- Oui, sans doute, me répondit-il avec feu; c'est-elle même; [186] c'est votre charmante compatriote: est-ce que vous la connoissez? Elle étoit bien jeune lorsqu'elle quitta Berlin. -- Je connois beaucoup son frère, lui dis-je en éludant ainsi sa question. Le comte de Walstein est pour moi plus qu'un ami; il est mon père, mon bienfaiteur, ce que j'ai de plus cher au monde. -- O mon cher Lindorf, me dit Manteul en m'embrassant avec transport, s'il est vrai que vous soyez lié à ce point avec le frère de ma chère Matilde, je puis vous devoir mon bonheur. Elle m'a souvent protesté que ce frère auroit seul le droit de disposer d'elle. Vous lui parlerez pour moi; vous le préviendrez en ma faveur; dites-moi que vous le ferez. -- N'en doutez pas, mon ami. Si Matilde trouve aussi son bonheur dans cette union, j'userai de tout le pouvoir que l'amitié me donne sur le comte pour l'engager à la former. Mais je croyois Matilde engagée avec le baron de Zastrow. -- Ah! c'est ce cruel engagement, ou plutôt ce projet [187] de mariage qui put seul me décider à m'éloigner de Dresde. J'étois ami de Zastrow; je ne voulois pas devenir son rival; j'ignorois alors la répugnance extrême que Matilde a pour lui. Une lettre de ma soeur, que je trouvai en arrivant ici, me l'apprend, et me donne les espérances les plus flatteuses. -- Quoi! vous n'en aviez aucune jusqu'à cette lettre? -- Aucune absolument. Matilde ne m'a jamais témoigné que de l'estime, et cette simple amitié que je croyois une suite de celle qu'elle a pour ma soeur. Elle ne paroissoit pas même s'apercevoir de la préférence que je lui donnios sur toutes les femmes; et, je crois déjà vous l'avoir dit avant de m'éloigner d'elle, j'ignorois moi- même la force de mes sentimens. La lettre de ma soeur, en me faisant entrevoir la possibilité d'être heureux, m'a fait sentir combien j'aimois sa charmante amie.

Je brûlois de la voir, cette lettre, et mon envie fut satisfaite. Il la tira de son porte-feuille et me la donna. -- [188] Lisez, mon ami, me dit-il; voyez si je n'ai pas lieu de me flatter d'être aimé. Je la pris, et je la lus avec une émotion excessive.

"Mademoiselle de Manteul blâmoit son frère d'être parti, de n'avoir pas suivi ses conseils, et fait ouvrertement sa cour à la jeune comtesse. M. de Zastrow n'auroit point dû l'arrêter; il étoit détesté; et jamais ce mariage n'auroit lieu: tout qui prouvoit, au contraire, que Manteul étoit aimé. Elle avoit déjà remarqué bien ces choses avant son départ; à présent elle n'en doutoit plus. Matilde avoit témoigné le chagrin le plus vif en apprenant qu'il étoit parti, au point même d'en verser des larmes. Elle avoit perdu sa gaîté; et ce qui m'assure, disoit-elle, que votre absence seule cause sa tristesse, c'est qu'elle semble redoubler quand on parle de l'Angleterre. Elle disoit hier avec un charmant petit dépit: Ah! cette Angleterre! je ne sais pourquoi tous les hommes ont la passion d'y courir. Je crois, [189] mon frère, que voilà d'assez bons symptômes. Si vous en voulez un plus fort encore, c'est qu'elle m'a priée de lui montrer les lettres que vous m'écririez. Profitez de cet avis; il est temps encore, peut-être, de réparer la sottise que vous avez faite, en vous éloignant de Dresde. Ecrivez-moi tout de suite une lettre qui n'ait pas l'air d'une réponse à celle-ci. Confiez-moi vos sentimens pour ma jeune amie; chargez-moi de pénétrer les siens; dites que le doute seul vous a fait partir, mais qu'à la moindre lueur d'espérance vous êtes prêt à revenir. Elle lira cette lettre; elle la lira devant moi. Je verrai l'impression qu'elle fera sur elle, et certainement le secret de son coeur n'échappera pas à ma pénétration. J'espère dans ma première vous apprendre quelque chose de plus certain, et hâter votre retour, etc."

Cette lettre me parut en effet la preuve sûre que Matilde aimoit le frère de son amie. J'éprouvois malgré moi le sentiment [190] le plus pénible, une espèce de colère intérieure que je ne pouvois définir, et que je m'efforçois de cacher. Je lui rendis sa lettre, en confirmant les espérances flatteuses qu'elle lui donnoit.

J'ai écrit à ma soeur, me dit-il, conformément à ce qu'elle me prescrivoit, et j'attends sa réponse avec la plus vive impatience. Si, comme elle le pense, elle m'est favorable; si Matilde accepte mes voeux; si elle me permet de prétendre à son coeur et à sa main, vous voudrez bien, mon cher Lindorf, me servir auprès du comte: vous devoir mon bonheur, est un moyen de l'augmenter encore. Je le lui promis solennellement, mais non pas sans éprouver quelque chose qui ressembloit assez à la jalousie. Le portrait qu'il me fit de votre charmante soeur y mit le comble. Je ne pus lui cacher que je l'avois vue souvent avant son départ pour Dresde, chez sa tante de Zastrow. Non, me disoit-il, non, vous ne la connoissez [191] pas. Lorsque Matilde quitta Berlin à peine sortoit-elle de l'enfance, et vous ne pouvez vous imaginer combien elle a gagné depuis ce temps là, à quel point elle s'est formée, dévelopée. Il est possible d'être plus belle que Matilde; il ne l'est pas de réunir plus de grâces et en même temps plus de noblesse, d'avoir un ensemble plus séduisant. Ses traits ne sont pas réguliers, mais chacun d'eux a une expression qui lui est propre: sa physionomie varie à chaque instant; elle est le miroir du coeur le plus excellent, et de l'esprit le plus aimable. Tantôt gaie, badine, folâtre, mutine même, elle inspire la joie et le plaisir à tout ce qui l'entoure; dans d'autres momens, douce, sensible, caressante, elle attendriroit l'âme la plus froide: voilà celle que je voyois tous les jours. Ai-je pu résister à tant de charmes? et jugez de mon bonheur si je puis les posséder!

Ah! sans doute, j'en pouvois juger par mes regrets de l'avoir négligé ce [192] bonheur, lorsqu'il m'étoit offert. Quoi! j'avois été aimé de cette adorable personne, dont chaque trait se gravoit dans mon âme; il n'avoit tenu qu'à moi, qu'à moi seul de m'unir à elle. Mais l'avois-je mérité ce bien dout je connoissois trop tard tout le prix? N'a-t-elle pas dû l'oublier cet homme qui n'a payé ses sentimens que de la plus noir ingratitude, qui l'a négligée, abandonnée; qui, livré tout entier à une autre passion, a repoussé durement le coeur qui se donnoit à lui, et l'a forcé de chercher un autre objet d'attachement?

Ces idées qui se succédoient dans mon imagination comme des éclairs, me donnoient un air sombre et préoccupé, dont Manteul dut être surpris; mais le sujet de la conversation l'intéressoit trop pour qu'il s'aperçût de rien. Il auroit voulu me parler plus long-temps de sa chère Matilde et de ses espérances; mais il ne m'étoit plus possible de l'entendre de sang froid. Je [193] prétextai une migraine, et il me laissa.

Il me tardoit d'être seul, de chercher à démêler ce qui se passoit chez moi, pourquoi j'éprouvois cette agitation singulière pour un événement que j'aurois dû prévoir et désirer. Puisque je n'aimois pas Matilde, puisque j'avois renoncé à son coeur, à sa main, aux droits que j'avois sur elle, ne devois-je pas être charmé qu'un autre lui rendit plus de justice, et réparât tous mes torts? Ah! je l'étois si peu, qu'il me paroissoit que Manteul m'enlevoit un bien qui m'appartenoit, et que j'avois l'inconséquence, l'injustice d'accuser Matilde de légèreté, et de lui reprocher une inconstance dont j'étois moi-même si coupable.

Je me rappelois toute les circonstances de notre liaison, ces promesses si tendres, si naïve, si souvent répétées dans ses lettres, de n'aimer jamais que moi, et je disois: Toutes les femmes sont légères; comme si je n'avois [194] pas été la preuve que les hommes n'ont pas trop le droit de se plaindre d'elles!

Je réfléchis ensuite sur ma position avec Manteul, sur cette fatalité qui me rendoit pour la seconde fois le rival d'un ami; mais je n'osois convenir avec moi-même que j'étois son rival, et je me promis, s'il étoit aimé, comme tout m'en assuroit, de le servir avec toute la vivacité et la chaleur de l'amitié. Je lui en renouvelai l'assurance, et nous attendîmes avec une égale impatience la réponse de sa soeur, qui devoit contenir l'arrêt de son sort. Il me paroissoit quelquefois qu'elle seroit aussi l'arrêt du mien. -- Et Caroline . . . Caroline est donc entièrement oubliée! Est-elle effaçée de ce coeur où elle a régné avec tant d'empire? -- Non, mon ami; Caroline est présente à mon coeur, à ma pensée, plus que je ne le voudrois; mais j'écarte autant qu'il m'est possible ce dangereux souvenir. Depuis quleque temps, je pense plus à Caroline de [195] Walstein qu'à Caroline de Lichtfield; mon imagination n'erre plus dans le parc de Rindaw ni dans le petit pavillon. Je vois Caroline occupant à Berlin l'hôtel du meilleur des hommes, du plus aimable des époux, et goûtant tout son bonheur: je sens que bientôt je pourrai penser à elle sans remords. Son nom se lie, s'identfie tous les jours davantage avec le vôtre dans mon coeur: déjà je ne les sépare plus, et je vous aime presque également; déjà le nom de Matilde, que Manteul prononce sans cesse, me donne une émotion plus vive, et d'un genre que je connois trop bien pour ne pas la distinguer. Voilà, mon cher ami, ma guérison bien avancée; vous allez savoir ce qui va l'achever.


Home
Contact Ellen Moody.
Pagemaster: Jim Moody.
Page Last Updated 9 January 2003