Les Châteaux Suisses, Anciennes Anecdotes et ChroniquesPRÉFACE[Volume I, 7 - 12] {p. 7] Habitant un des pays les plus beaux et les plus pittoresques de l'Europe, j'ai naturellement en le désir d'en retracer quelques sites. Mais les voyages en Suisse, les descriptions de ces riches contrées, ont été si multipliés, que j'ai crainte de tomber dans des répétitions fastidieuses, et d'affaiblir des impressions que je voudrais au contraire faire partager à mes lecteurs. Il m'a semblé qu'en les liant à quelques anecdotes tirées en partie de nos vieilles chroniques et en partie de mon imagination, je répandrais plus d'intérêt sur mes tableaux, et que je les animerais en y joignant celui des moeurs de nos ancêtres. Sans aucun doute, ces vieux châteaux, ces tours ruinées qui décorent nos paysages, ont été le théâtre de plusieurs événements extraordinaires. Dans tous les temps les hommes ont éprouvé les divers sentiments qu font toute l'histoire du coeur humain. Des passion différentes ont eu leur influence sur ceux qui ont habité jadis ces antiques manoirs. L'amour, la haine, la gloire, l'ambition, la vengeance, les ont maîtrisés tour à tour. Il y a eu de tout temps des opprimés et des oppresseurs, des femmes vaines, [p. 8] sensibles, coquettes, passionnées, etc., etc.: tout cela modifié par le siècle et par le pays où ces êtres ont vécu. Ce n'est donc que sur des détails que l'imagination s'exerce; et il lui est permis de jouer un rôle en parlant de temps aussi reculés. Pourvu qu'on peigne avec exactitude les moeurs du siècle où l'on place ses acteurs, on est bien certain de ne pas s'éloigner de la réalité. Un peintre de paysages anime ses tableaux par des scènes champêtres; il a place des troupeaux, des pâtres, des villageois occupés de leurs travaux; un peintre de marine représente des groupes de matelots, de pêcheurs; moi, je mets dans mes tours des beautés captives, et dans mes donjons de preux chevaliers. Nous sommes sûrs les uns et le autres que nous ne peignons pas des êtres imaginaires. En plaçant mes héros du douzième ou quinzième siècle dans un pays de tout temps cité par la simplicité de ses moeurs, j'aurais dû peut-être les rendre encore plus simples et plus agrestes; mais je les ai fait naître dans des conditions assez relevées, pour qu'on puisse accorder quelque chose à leur bonne éducation, et plus encore à cet esprit chevaleresque qui dominait alors. S'il produisait quelquefois des tyrans, tels que le seigneur de Vufflens, le châtelain des Clées et le sire de Montagny; il élevait bien autant l'âme que les instituts et les lycées actuels. J'ai tâché d'ailleurs de me conformer aux usages de ces temps-là, sur lesquels il nous [p. 9] reste encore beaucoup de traditions. J'ai renoncé, avec un peu de regret, au naïf et ancien langage, sans pouvoir résister cependant à en donner de temps en temps un échantillon; mais à la longue il devient fatiguant. Je me suis rappelé aussi la judicieuse remarque d'un journalist, au sujet de la Nouvelle insérée dans un de mes précédents recueils, et qu'on retrouvera dans cette nouvelle édition des Châteaux Suisses, où sa place était marquée: ce'st la découverte des eaux thermales de Weissenbourg. J'avais cédé à l'envie de l'écrire en vieux langage; et le journaliste, en rendant un compte avantageux du recueil en général, blâma ce style prétendu antique, qui ne consiste que dans quelques mots passés d'usage et la suppression des articles, et qui n'est , disait-il avec raison, ni le langage qu'on parlait alors, ni celui qu'on parle à présent. En effet, la langue romande, qui était celle de mes héros, serait actuellement inintelligble; et puisqu'on est censé la traduire, autant vaut-il que ce soit en bon français et que la naïveté n'existe que dans les idées. Il me reste à dire quelques mots sur les Nouvelles qui composent ce recueil. Les deux premières, les Grottes du Lindenthal, et les châteaux de Hallwyl et de Mulinen, sont tirés d'anciennes chroniques conservées dans les archives des nobles familles dont il est question. Dans différents temps les romanciers s'en sont emparés et les ont embellies, [p. 10] mais sans altérer le fond de l'histoire, exactement vrai dans celle de l'Anneau de Hallwyl, ainsi qu'on le verra dans l'avant-propos et dans les notes que j'y ai jointes. Il en est de même du Château de Thorberg; la nouvelle est fondée sur la note placée à la fin, et sur quelques traditions. Les rédacteurs de l'almanach allemand qui paraît à Berne, et qui est intitulé Alpen Rosen, ou la Rose des Alpes, ont placé ces Nouvelles dans leur intéressant recueil, mais fort abrégées, et jamais elles n'ont paru en français. Le Château de Vufflens, où j'ai seule part, sert d'introduction aux autres Nouvelles contenues dans le second volume. Cette Nouvelle a paru dans le Mercure de France; mais on la trouvera ici plus détaillée, et arrangée d'après celles qui la suivent, et dont je n'avais alors aucune idée. Pressée par mes amis de leur apprendre le sort des quatre demoiselles de Vufflens, il a bien fallu céder à leur instance. J'ose me flatter qu'on ne lira pas sans intérêt leur histoire. J'avoue que moi-même j'ai éprouvé un grand attrait à cette composition, et c'est peut-être ce qui me fait illusion. Je parlais de familles auxquelles je suis liée par le sang et par l'amitié; je décrivais des sites que je ne vois jamais sans émotion et auxquels j'attache les plus doux souvenirs. J'ai très senti que mes lecteurs français n'éprouvaient rien de tout cela; alors je me suis décidée à sortir quelques instants de mon pays et à faire entrer dans mon plan quelque [p. 11] chose qui tînt à l'histoire de France. Je cherchai dans celle de ces temps reculés, et je trouvai, dans le même siècle où j'avais placé mes seigneurs de Vufflens, le règne du bon roi Lothaire, qui pouvait, ce me semble offrir un grand intérêt à un ouvrage publiée en France. On verra, par les notes historiques, que ne je me suis point écartée de l'histoire dans tout ce qui concerne Lothaire. Comme je ne pouvais en parler sans le lier à mon plan, il a bien fallu joindre à cette histoire le roman de mon jeune héros Transjurain, de mon Arthur; je me suis plu à tracer ce beau modèle d'un chevalier sans peur et sans reproche, d'un guerrier sensible et généreux, d'un vainqueur sans autre ambition que celle de se dévouer à son roi, et de lui prouver son zèle et sa fidélité: un tel héros doit aujourd'hui plaire à tous bons Français. Ce caractère et celui de Gabrielle-Isaure doivent m'obtenir grâce pour les défauts de cet ouvrage, qui déplaire sans doute à ceux qui n'aiment pas les romans historiques; or, quoique je sois du nombre, je suis forcée de convenir que celui-ci aurait des droits à ce titre, que je ne veux cependant pas lui donner. L'histoire des rois de la première et de la seconde race est si embrouillée, si incertaine, de l'aveu même des historiens, qu'on peut bien se permettre (sans toutefois altérer les traits principaux) d'y ajouter quelques fictions, surtout lorsqu'on en conveint et qu'on les indique. [p. 12] Les notes extraites du Dictionnaire de Moréri et de l'Abrégé chronologique de l'histoire de France ne peuvent laisser là-dessus aucun doute. Je demande donc pour mes derniers enfants littéraires la même bienveillance qu'on a montrée pour les premiers. Si mon Arthus succède au comte de Walstein, et mon Isaure à Caroline de Lichtfield, je n'aurai rien à désirer. |