Les Châteaux Suisses, Anciennes Anecdotes et ChroniquesFrom LE CHÂTEAU DES CLÉES ET LA SUPERSTITIONS[Volume II, 167 - 178] [p. 167] Le village des Clées, qui jadis était une petite ville, est situé sur la frontière qui sépare le canton de Vaud de la France, et sur la pittoresque rivière l'Orbe, traversée là par un ancien pont de pierre d'une seule arche très élévée au-desus de la rivière, que l'on voit à peine, son lit étant caché par les saillies des rochers qui l'entourent. Le château des Cléwes était placé sur une hauteur au-dessus du bourg; il ne présente plus qu'un amas de ruines qui attestent la grandeur de cet édifice et son antiquité: la seule partie à peine habitable est une tour dans laquelle on peut au besoin renfermer des prisonniers; le reste n'est plus que de vastes décombres, qui ornent encore le paysage pour les amateurs de ce genre. Il paraît que cet édifice fut jadis une forteresse imposante qui défendait cet étroit défilé et [p. 168] soutint plus d'un assaut. Il y a toute apparence que son nom dénaturé était autrefois les Clefs, car l'on pouvait le considérer comme une des clefs de l'Helvétie. Quoi qu'il en soit, je ne veux m'occuper ni de son origine très ancienne et très oscure, ni de son histoire assez incertaine, et qu'on trouve sans doute dans toutes les chroniques suisses: je ne raconterai point ce qu'il était quand ces murs renversés, ces tours dégradés, ces bastions, ces portiques, ces points levis étaient debout et renfermaient, ainsi que tous les vieux donjons de temps de la féodalité, des oppresseurs et des victimes; je ne veux parler que de ces tristes ruines et du site pittoresque qui les entoure, telles que je les ai vues dans une promenade intéresante que j'y fis avec mon fils l'an 18 . . , et dont j'aime à me retracer le souvenir. J'y joindrai une antique tradition qu'un hasard singulier me fit connaître, sans toutefois en garantir l'authenticité. Par une belle matinée du mois de juillet, nous partîmes à cheval de Romainmôtier, ancienne petite ville distante des Clées d'une ou deux lieues, et où nous étions à demeure chez un excellent ami qui se repose dans cette retraite un peu sauvage, mais agréable, des fatigues, des embarras d'une vie active, passée au sein d'une cour orageuse où il séjourna longtemps. Nous n'avions d'autre projet en commençant notre course, que celui d'errer dans un coin de notre beau pays que nous connaissons peu, et qui diffère en tout des riantes rives du Léman. [p. 169] Après avoir parcouru plusieurs sites sévères, mais charmants, nous nous trouvâmes près des Clées, et nous eûmes l'envie de nous y arrêter quelques moments. Nous vîmes en arrivant une vieille femme assise sur un banc, et dévidant du fil; nous lui demandâmes la permission d'attacher nos chevaux à sa porte, elle y consentit et nous promit de veiller sur eux. Nous allâmes d'abord su le pont escarpé, au bas duquel roule, à une grande profondeur, entre des rochers, l'Orbe, très bruyante, mais presque invisible: des près en ravins descendent jusqu'au bord. Mon fils voulut y aller; leur rapidité m'effraya, je le laissai descendre seul, et je restai appuyée sur la barrière du pont, d'où je suivis sa marche rapide. Bientôt des arbres et des détours le dérobèrent à ma vue; je le cherchais des yeux à travers les broussailles, lorsque j'entendis sa voix qui m'appelait et parvenait perpendiculairement à mon oreille; je regarde au travers de l'abîme, et j'aperçois mon fils au milieu de la rivière; il marchait de pierrre en pierre, détachées des rochers environnants: elles sont assez grosses pour dépasser l'eau, qui tournoie avec fracas. Il entra sous l'arche du pont et chemina plus loin, non sans me donner quelques craintes; la rivière, très, resserrée à cette place, en devient plus profonde; elle est assez rapide et bordée des deux côtés de rochers, dans lesquels elle a creusé des espèces de grottes ou d'enfoncements sans issue. Les quartiers de roc sur lesquels je voyais cheminer mon fils devaient être glissants; bref, une mère [p. 170] trouve toujours sujet de s'alarmer, même quand le danger n'existe que dans son imagination. Je criai de toutes mes forces à mon fils de remonter auprès de moi; il avait de son côté essayé de me parler; la distance et le bruit de l'eau empêchait ses paroles d'arriver distinctement à mon oreille: cependant j'avais entendu sa voix, et je ne l'entendais plus; je l'avais vu depuis les deux côtés du pont, et je ne le voyais plus. J'appelle, je regarde encore; point de réponse, point de fils. L'eau entrait en écumant dans les grottes et ressortait de même. Je savais que mon fils était amateur des grands effets de la nature, et surtout de ceux produits par l'eau; ne pouvait-il pas avoir eu la curiosité de pénétrer dans l'intérieur de ces enfoncements, où l'Orbe avait peut-être depuis des siècles creusé des réservors profonds? Dieu! tout mon sang se retira à sa pensée; elle ne me parut plus douteuse, et craignant que mon émotion toujours croissante ne m'otât la force d'aller confirmer ou détruire mes craintes, je prends à l'instant mon parti; je cours au ravin où mon fils avait passé; comme lui, je franchis la haie, et tantôt marchant, j'arrive ainsi que lui au bord de la rivière, et j'entre aussi dans son lit de rochers au moyen de grosses pierrres sur lesquelles je m'élance, bien décidée de ne m'arrêter que lorsque j'aurai retrouvé l'objet chéri que je cherche, et d'entrer même dans les redoutables grottes, que je vis alors de près avec un redoublement d'effroi. J'avance courageusement; à peine suis-je au mileu du lit qu'un cri [p. 171] de surprise auquel je réponds par un cri de joie, se fait enterndre presque au même moment. Mon Henri, sain et sauf, ayant à peine les pieds mouillés, était debout sur une large pierre directement sous l'arche du pont; cette position m'avait empêché de le voir et lui de m'entendre. Plus leste que sa mère, il est bientôt auprès d'elle; rassurée alors je cherchais des yeux la pierre la plus rapprochée et la plus facile; quelques minutes plus tôt, ce choix n'eût pas été en mon pouvoir; si je n'avais vu mon fils, je serais allée en avant dans l'eau ou sur les pierres sans m'en apercevoir; mais il est là et il me gronde; nous changeons ainsi quelquefois de rôle, et il s'acquitte forte bien de celui de mentor quand il croit que je m'expose: cette fois je gronde aussi doucement; on n'est jamais bien sévère quand le coeur est content, et le mien l'était. Mon fils n'avait couru aucun danger, et le danger n'existant pas même à cette place. Nous rîmes tous les deux de son étonnement de me voir tout à coup au milieu de l'onde, et de celui qu'auraient les voyageurs qui pourraient nous voir faire une promenade dans le lit de la rivière aussi tranquillment que dans un bosquet. Puisque j'y étais, je voulus au moins contenter ma curiosité, en examinant de près ces rochers minés par le mouvement continuel de l'eau. Sous le pont même il y a plusieurs de ces excavations plus ou moins profondes, et de formes différentes; il y en a qui communiquent ensemble: l'eau entre dans l'une et ressort par l'autre. Directement sous le pont, la rivière moins [p. 172] agitée laisse pénétrer plus facilement dans quelques-unes de ces grottes dont la hauteur varie ainsi que la profondeur: nous pouvions être debout dans celle où nous entrâmes en restant au bord; elles s'abaissent au-delà rapidement. Plus loin, on en voit plusieurs qui paraissent très curieuses par les formes bizarres des rochers; mais l'eau devenant plus resserré et plus rapide, et couvrant à peu près les pierres du lit de la rivière, nous n'eussions pu y pénétrer sans danger. Après avoir admiré quelque temps encore ce site extrêmement pittoresque et peu connu, nous nous décidâmes à gravir le sentier par lequel nous étions descendus, et à revenir aux Clées: ce ne fut pas sans peine, et j'eus grand besoin de l'aide de mon fils. Revenus sur le pont, nous nous dirigeâmes, par un chemin aride et difficile, vers les ruines de l'ancien château, qui en sont assez éloignées: il faisait un soleil ardent dont aucune ombre ne nous garantissait; je regrettai le lit de l'Orbe et ses fraîches grottes: je ne savais si j'aurais la force d'aller jusqu'à ces tristes ruines, quand nous apprîmes d'un paysan que nous rencontrâmes, que nous ne pourrions voir ce qui reste du châtel démantelé, l'intérieur étant fermé et le gardien n'étant pas là; cet homme nous assura d'ailleurs que nous ne verrions rien qui valût la peine de parcourir péniblement ces masures sur des débris rendus brûlantes par l'action du soleil. Nous en étions assez près pour distinguer pafaitement ces immenses ruines amoncelées, qui ne présentent plus qu'un aspect riste et même effrayant, [p. 173] tant par la crainte d'un écroulement des pans de murs, que par l'idée des scènes sanglantes et terribles qui ont eu lieu dans cette vaste demeure. Ce manoir était, dit-on, un affreux repaire de brigands qui répandaient l'effroi dans la contrée, rançonnaient les voyageurs, enlevaient les femmes et les jeunes filles, et trouvèrent là sans doute une juste punition de leurs crimes. En 1140, il fut en partie rebâti, malgré le pape Innocent II, qui l'avait frappé d'anathème. Dans la guerre contre les Bourguignons, il fut pris, repris, incendié et réduit enfin à l'état où il est actuellement. La petite ville qui en dépendait est aussi de cette époque tombée en décadence, et n'est plus qu'un modest village. Après nous être rappelé ces anecdotes sur le château des Clées, dont les historiens suisses parlent peu; après avoir réfléchi sur le sort des nations, des châteaux et des hommes, nous pensâmes à notre dîner, plus important pour nous que ces pierres amoncelées, et nous allâmes reprendre nos chevaux à la porte de la vieille femme. Ils nous attendaient tous les trois avec grande impatience; les deux chevaux frappaient du pied, hennisssaient, et leur vieille gardienne agitait en grognant une branche d'arbre autour d'eux pour chasser les mouches: elle ne resemblait pas mal aux sorcières de Machbeth faisant leur conjurations. " -- Ah! vous voilà pourtant, s'écria-t-elle; je commençais à croire que le diable vous avait emportés; et ma foi ce ne serait pas étonnant, quand on va le chercher dans sa demeure. [p. 174] -- La demeure du diable, dit mon fils en riant; je vous assure, ma bonne, que nous ne venons pas de l'enfer. -- Vous venez du vieux château là-haut, dit-elle en hochant la tête; eh bien! c'est tout de même; le diable n'en bouge pas, et tous les curieux à qui il a tordu le cou ne sont pas revenus pour le dire. -- Il paraît, bonne mère, que vous n'y avez jamais été; le vôtre n'a jamais ressenti l'atteinte de ses griffes, lui dit Henri en la frappant doucement. -- Non, mon jeune Monsieur, grâce à Dieu; mais aussi je n'a garde d'aller chercher et tenter le malin esprit dans ces ruines; que le ciel me préserve d'en approcher! Ce n'est pas pour rien dire contre vous, vous avez l'air d'honnêtes gens; mais qu'alliez-vous faire là, et si longtemps encore?" Elle secouait sa tête grise d'un air soupçonneux. " -- Eh bien! soyez contente, bonne mère, lui dis-je, nous ne sommes pas allés au château. -- Bah! je vous en ai vu revenir. -- Nous nous sommes arrêtés à moitié chemin. -- A la bonne heure, c'est ainsi qu'il faut faire quand on ne va pas droit; mais, si je ne suis pas trop curieuse, où avez-vous donc demeuré si longtemps? -- Pas bien loin; là, sous le pont." Sa branche lui tomba des mains, elle les joignit sur sa tête: "Sous le pont, miséricorde! c'est encore bien pire que le château, bon Dieu! pas une âme aux Clées n'irait sous le pont, quand ce serait pour y chercher un trésor. Vous avez eu là une belle peur, pas vrai? [p. 175] -- Oui, j'en conviens, dis-je en souriant, j'ai eu grand peur; mais vous voyez que je n'en suis pas morte. -- Ah! vous êtes bien heureuse; mais je vois bien ce que c'est, dit-elle, en levant ses yeux éraillés vers le soleil, c'était passé midi; si c'eût été au coup précis de midi, ou bien à minuit, vos ye seriez restée, je vous le promets. -- A minuit, peut-être, dis-je en riant; il faut voir clair pour se tirer de ces eaux et de ces grottes; mais à midi! -- Toutes les douze heures, vous dis-je, ça n'y manque jamais. Des eaux, des grottes! c'est cela même. Ah! mon Dieu, mon Dieu! à quoi l'on s'expose! Et qu'avez-vous vu, puisque vous avez eu si peur? -- Moi, dit mon fis gravement, j'ai vu, comme je vous vois, une dame dans la rivière, courant après son enfant." -- A ce mot la vieille fit des cris de joie en frappant des mains: "Oui, oui, Monsieur, c'est cela même! une jeune dame vêtue de noir, n'est-ce pas? -- A peu près," dit mon fils en me faisant de l'oeil un léger signe. Ma redingote était d'un vert très foncé, et paraissait noire à quelque distance. "Eh bien! reprit la vieille, qu'on me dise encore que je mens, que je radote; voilà des honnêtes gens, des étrangers qui ne savaient rien de cette histoire, et qui l'ont vue de leurs yeux. Sans doute il était midi précis. Vous l'avez vue aussi, Madame? c'est ce qui [p. 176] vous a fait tant de peur, et certes il y avait bien de quoi: cette pauvre mère, quelle pitié! -- Je n'a vu que l'enfant qu'elle suivait, et c'est qui m'a effrayée. -- Ah! bon Dieu, je le crois bien! c'est une petite fille, n'est-ce pas, à peu près d'un an, blonde et blanche, comme un lis? Pauvre enfant, que ce damné Forcené a noyée, et que sa pauvre mère cherche depuis plusieurs centaines d'années. Qui sait cela mieux que moi, et vous à présent qui l'avez vu? Quel bonheur pour moi que vous ayez eu l'envie et le courage de descendre sous le pont sans savoir ce que vous y trouveriez! Vous le direz à tout le monde, vous attesterez que ma vieille histoire est bien vraie, et que mon grand-père n'était pas un menteur. -- Sans doute, dit mon fils; mais vous allez nous conter cette histoire: je dois la savoir, puisque je dois l'attester. -- Rien n'est plus juste; mais écouter, je ne la conte pas bien, moi, j'oublie toujours quelque chose; je vais vous la chercher écrite; je l'ai dans ma cassette: elle est de la main de mon père, qui était maître d'école aux Clées; il la copia d'un écrit de son arrière-grand-père, qui le tenait de son oncle, dont le père avait été valet de chambre au château dans le temps où ce qu'ils racontent arriva. Il se nommait Pierre Borel, et c'est encore mon nom de fille: vous voyez donc bien que rien n'est plus sûr, et que j'en dois savoir quelque chose. Attendez moi là, sur ce banc. Prenez ma branche, [p. 177] jeune homme, et chassez les mouches qui harcèlent vous pauvres chevaux." -- Elle rentra chez elle. Dès qu'elle fut loin, mon fils éclata de rire; il trouvait trop plaisant que vous eussions confirmé sans nous en douter l'histoire superstitieuse de la vieille femme, et d'être métamorphosé en une petite fille aux cheveux blonds, et moi en revenante de plusieurs centaines d'années: je ne riais qu'à demi, j'étais fâchée de confirmer une erreur populaire, et de retarder notre retour à Romainmôtier, où l'on nous attendait. Je vous déclare cependant, maman, me dit Henri, que dussé-je me passer de dîner, je veux savoir l'histoire de la dame noire et de l'enfant blanc. -- J'en suis curieuse aussi, lui dis-je; peut-être nous la laissera-t-on emporter, nous la lirons à nos amis pour nous faire pardonner notre trop longue absence." La vieille femme revint, son cahier à la main; il était si sale, si enfumé, si déchiré, que je perdis l'envie de l'emporter: d'ailleurs elle ne nous l'eût pas confié, il lui était trop précieux. "Tenez, jeune homme, dit-elle à mon fils, lisez, et faites-en votre profit; n'engagez pas jeune fille à la désobéissance à ses parens, vous verrez ce qu'il en coûte. Prenez bien garde que les morceaux déchirés en tombent: je l'ai tant lu et relu! jamais je ne m'en consolerais s'il s'en perdait la moindre chose, surtout à présent que je sais que vous l'avez vu." Elle remit le cahier à Henri, s'assit devant les chevaux, reprit sa branche, et recommença à l'agiter [p. 178] en marmottant tout bas ce que mon fils me lisait haut. écriture était belle,et le style moins mauvais qu'on n'aurait dû l'attendre d'un paysan écrivant dans des temps aussi reculés. Je l'écoutais avec attention et plaisir, et je la donne à peu près dans les mêmes termes, sans rien ôter de la naïveté du bon vieux temps. ERDELINDEHistoire VéritableMoi, Pierre Borel . . . |