From Raison et Sensibilité, ou Les Deux Manières d'Aimer,

Traduit librement de l'anglais par Isabelle de Montolieu

"Préface du traducteur"

Le roman anglais dont j'offre la traduction au public français, ets dans un nouveau genre, qui paraît avoir succédé en Angleterre à celui de la terreur, et que je trouve bien préférable. Les romanciers anglais ne promènent plus leurs lecteurs dans les souterrains, dans des cachots, dans des châteaux à doubles murs; ils ne mettent plus en scène des brigands et des assassins, mais peut-être, comme il arrive ordinairement, donnent-ils trop dans l'excès opposé, et leurs romans actuels rentrent trop dans le cercle de la vie réelle. Il est sûr que dans celui-ci, ainsi que dans plusieurs autres qui ont paru depuis quelques années, il ne se trouve rien qui n'ait pu arriver à la plupart de ceux qui les lisent. Des sentimens découverts ou cachés, des rivalités sans résultat, des tracasseries de famille ou de société, en forment tout le noeud. Il ne s'y trouve aucun événement remarquable; tout se passe d'après le train ordinaire du monde, et conformément aux caractères mis en action, et ne pourrait guères aller autrement; et cependant on lit ce roman avec un intérêt toujours croissant, et qui tient sans doute à la vérité de situations où chacun peut se trouver, à des caractères bien tracés, bien soutenus, qui se développent par des nuances fines et délicates, à une peinture vraie et animée du local et des moeurs du pays où la scène se passe, à un style simple et naturel, et enfin au charme du caractère des deux héroïnes qui justifient le titre de l'ouvrage. La raison d'Elinor sans pédanterie, sans sécheresse, sans orgueil, offre le plus parfait modèle aux jeunes personnes, et plaît à l'âme comme un beau tableau bien correct plaît aux yeux. Je ne connais point d'héroïne de roman qui donne plus de désir de lui ressembler, ou de l'avoir pour amie. Sa soeur, la belle Maria, bien moins parfaite, attache par sa sensibilité, et par les chagrins qui en résultent. D'autres personnages moins intéressans sont peints avec une telle vérité qu'on croit les connaître . . . . Mais je ne veux pas anticiper sur le jugement du lecteur; je veux seulement recommander cette nouvelle production à la bienveillance, dont on m'a fait une si douce habitude, et que je réclame encore. L'original anglais ne parle point du nom de l'auteur; mais il n'est pas douteux que ce ne soit une femme; un homme n'aurait pas su saisir ces nuances, développer ces sentimens, pénétrer avec tant de détails et de vérité dans le coeur des femmes. Il y a des cachettes que les hommes ne connaissent pas, tout habiles qu'ils sont, et dont une femme seule a le secret.

J'ai traduit avec assez de fidelité, jusqu'à la fin où je me suis permis, suivant ma coutume, quelques légers changemens, que j'ai cru nécessaires. Ce genre paraît d'abord fort aisé à traduire, par la grande simplicité du style; mais par cela même, je crois qu'on pourrait facilement le rendre ennuyeux et traînant. Je désire beaucoup avoir évité ces deux écueils, et que l'auteur, les lecteurs et mon libraire soient contens de ma traduction.

Peut-être n'était-ce pas encore le moment de présenter une lecture qui rappelle si peu toute l'agitation à laquelle on a été livré, et qui n'offre pas même le moindre allusion politique. Après des impressions aussi fortes tout doit paraître insipide; mais peut-être aussi l'esprit a-t-il besoin de quelque repos. Un roman à événemens ne serait, il est vrai, pas supportable, après ceux que l'histore vient de nous offrir, et qui certes ont été au déla de tout ce que l'imagination la plus romanesque aurait pu concevoir. Mais le tableau de sentimens doux et naturels de peines momentanées, qu ne tiennent qu'aux incidens les plus ordinaires du cours de la vie, la peinture du talent, du bon sens, de la raison dans toute sa perfection, présenteront des images nouvelles et réussiront par l'effet des contrastes.

Il faudrait que les Français fussent bien changés pour n'avoir pas besoin de temps en temps de littérature légère. Ah! puissions-nous bientôt retrouver le temps heureux, le temps ou l'apparition d'un nouveau roman agitait l'esprit et le coeur, animait la conversation, était le seul objet qui partageât l'opinion! L'ouvrage avait ses détracteurs et ses défenseurs; il était critiqué, approuvé sans qu'il en résultât rien de fâcheux, et bientôt oublié pour faire place à d'autres.

Ce dernier point sera peut-être bien le sort de celui-ci; il ne vaut donc pas la peine d'en parler plus long-temps. Ni mon libraire ni moi ne nous plaindrons s'il a du débit dans sa nouveauté, et si on le lit avec un instant de plaisir.*


* From 1815 edition of Raison et Sensibilité, ou Les Deux Manières D'aimer (A Paris, Chez Arthurs-Berrand, Libraire, Rue Haturefeuille, No. 23), traduit librement de l'anglais as quoted in David Gilson, A Bibliography of Jane Austen (New Castle, Delaware: Oak Knoll Press, 1997), 152-53.
Home
Contact Ellen Moody.
Pagemaster: Jim Moody.
Page Last Updated 23 May 2003